Bioéconomie et économie circulaire : lecture critique et place de l'élevage (Full text available in English)
Chapeau
Pour s'affranchir de ses dépendances aux énergies fossile, l'Europe déploie des stratégies pour une économie davantage fondée sur l'utilisation des biomasses (bioéconomie) et circulaire (économie circulaire). Ces stratégies sont remobilisées notamment par les opérateurs économiques. Quelle est la place de l'élevage dans ces stratégies institutionnelles et quelle opérationnalisation pour atteindre la cible d'une soutenabilité forte
Introduction
À partir des années 2000, Économie Circulaire (EC) et bioéconomie deviennent des stratégies clés en Europe, notamment en France, du fait que l'économie est devenue très majoritairement linéaire et fondée sur des ressources fossiles. Ces stratégies visent à opérer une transition vers une économie plus circulaire et basée sur des ressources renouvelables, notamment la biomasse d'origine agricole.
Les définitions et récits associés à ces deux notions sont nombreux et des auteurs ont essayé d'en produire des synthèses que ce soit pour l'EC (Kirchherr et al., 2017) ou pour la bioéconomie (Levidow et al., 2013 ; Pahun et al., 2018 ; Vivien et al., 2019). Korhonen et al. (2018) expliquent la multiplicité des définitions accolées à EC par le fait que le concept et son application ont presque exclusivement été développés et pilotés dans le champ institutionnel, par des praticiens (décideurs politiques, entreprises, consultants, associations/fondations d'entreprises). Cette diversité peut expliquer l'attrait de ces notions, mais cela rend également difficile de savoir de quoi il s'agit réellement (Corvellec et al., 2021). L'absence de cadrage théorique, voire parfois la méconnaissance, par les promoteurs de l'EC et de la bioéconomie, des critiques adressées à ces notions "parapluie" (Corvellec et al., 2021) laissent entrevoir des risques de détournement sémantique des termes, notamment en évitant la question de la durabilité de ces (bio)économies circulaires (Vivien et al., 2019).
Dans le champ institutionnel, le préfixe « bio » accolé au terme « économie » vient signifier l'intégration du vivant aux processus économiques. Pour les porteurs des critiques il s'agirait, à l'inverse, de ré-intégrer les processus économiques dans la biosphère et les limites planétaires (Vivien et al., 2019).
Si la littérature scientifique sur l'EC ne traite pas majoritairement des questions agricoles, il est plus étonnant que les travaux relatifs à la bioéconomie, par sa définition même davantage focalisée sur les systèmes agri-alimentaires, se réfèrent assez peu aux productions animales, alors même qu'elles représentent une part importante du potentiel de bioéconomie (Dourmad et al., 2019). Ces auteurs précisent que l'élevage, dans les publications scientifiques relatives à la bioéconomie, est principalement abordé via l'utilisation des effluents pour la production d'énergie par méthanisation. Or l'élevage est un des vecteurs de transformation les plus importants de la biomasse agricole. À l'échelle mondiale, l'alimentation animale représente en masse plus de 60 % de la biomasse totale produite par l'agriculture et plus de 40 % des terres arables (Mottet et al., 2017).
Nous proposons de partir des définitions institutionnelles posées dans les stratégies européennes et françaises et d'en produire une lecture critique illustrée dans le secteur de l'élevage. Nous proposons de faire de cette lecture un outil permettant de décortiquer les impensés, les hypothèses cachées, les conséquences non envisagées, et de réévaluer ce qui pourrait être considéré comme acquis (Corvellec et al., 2021 ; Allain et al., 2022). Notre finalité est d'attirer l'attention, notamment des praticiens, sur des points qui pourraient être considérés sinon comme sans problème, afin de transformer les façons de voir bioéconomie et EC, pour que leur opérationnalisation en lien avec l'élevage permette d'atteindre la cible d'une soutenabilité forte (Allain et al., 2022).
Cette lecture critique repose sur : i) une mise en perspective historique, donnant à voir que les concepts de bioéconomie et d’EC ne sont pas nouveaux, mais sont promus aujourd'hui du fait des transformations des usages de la biomasse et d'un certain nombre de déconnexions appelant à renouer avec les multiples usages de la biomasse et à recoupler ce qui a été découplé, notamment les flux de biomasse et de nutriments ; ii) une mise en regard des critiques liées à cette absence de prise en considération de l'histoire, des connaissances scientifiques, ou du lien réel entre bioéconomie/EC et soutenabilité, leurs illustrations dans le secteur de l'élevage, et des potentiels de l'élevage comme atout pour la bioéconomie et l'EC si on prend en compte ces critiques.
1. Cadre institutionnel
1.1. Bioéconomie
En Europe, la bioéconomie émerge comme nouveau référentiel d'action publique à partir du moment où elle est saisie par l'Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE), puis par la Commission européenne, dans les années 2000 (Pahun et al., 2018). Ces auteurs montrent que cette notion émerge à l'OCDE suite au rapport prospectif « Les technologies du XXIe siècle ». Ces institutions attribuent une place centrale aux biotechnologies comme moteur de l'économie européenne. La bioéconomie promue vise ainsi à substituer l'utilisation du pétrole par des "bioressources", afin de produire bioénergie, biomatériaux et autres produits biosourcés. Si sa définition n'est pas stabilisée, elle s'articule autour de l'économie de la biomasse, de la promotion des biotechnologies, et du développement des bioraffineries (Pahun et al., 2018).
En France, les ministères en charge de l'écologie, de la recherche, de l'agriculture et de l'alimentation ont travaillé conjointement, à l'élaboration d'une « stratégie bioéconomie pour la France » qui a vu le jour en 2017, accompagnée d'un plan d'action 2018-2020
Encadré 1. Définitions institutionnelles de la bioéconomie.
OCDE
Au début des années 2000, l’OCDE définit la « biobased economy » comme l’application des biotechnologies à des fins économiques et/ou de protection de l'environnement.
Ministère de l'Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire
Sur le site du Ministère (septembre 2022), la bioéconomie est présentée comme : « englobant l'ensemble des activités de production et de transformation de la biomasse qu'elle soit forestière, agricole et aquacole : i) la production de bioressources (ressources végétales et animales issues des secteurs de l'agriculture, la sylviculture, l'aquaculture et la pêche) ; ii) l'agroalimentaire (transformation des produits pour notre alimentation) ; iii) les produits biosourcés (fabrication de produits à partir de sources végétales ou animales pour des usages matériaux ou chimie) ; iv) la valorisation des déchets organiques (compostage des déchets verts ou utilisation des effluents issus de l'élevage, pour la production d'énergie ou comme fertilisant pour les sols) ; v) les bioénergies (utilisation de l'énergie stockée dans la biomasse, comme la méthanisation ou les biocarburants) ».
1.2. Économie circulaire
La loi de Transition énergétique pour la croissance verte a inscrit en 2015 une définition de l’EC dans le code de l’environnement (encadré 2). Afin d’accompagner la transition vers une EC, une feuille de route (FREC) a été publiée en 2018, comportant « 50 mesures pour une économie 100 % circulaire » autour de quatre thématiques : comment mieux produire ? comment mieux consommer ? comment mieux gérer nos déchets ? comment mobiliser tous les acteurs ? Parce que le secteur agricole est vu comme acteur incontournable de l'EC, un volet agricole de la FREC paraît en 2019
Encadré 2. Définitions institutionnelles de l’économie circulaire
Commission Européenne
L’économie circulaire est une économie où la valeur des produits, des matériaux et des ressources est maintenue dans l'économie aussi longtemps que possible et où la production de déchets est réduite au minimum.
Code de l'environnement, article L.110-1-1
« La transition vers une économie circulaire vise à dépasser le modèle économique linéaire consistant à extraire, fabriquer, consommer et jeter en appelant à une consommation sobre et responsable des ressources naturelles et des matières premières primaires ainsi que, par ordre de priorité, à la prévention de la production de déchets, notamment par le réemploi des produits, et, suivant la hiérarchie des modes de traitement des déchets, à une réutilisation, à un recyclage ou, à défaut, à une valorisation des déchets (...) ».
1.3. Et la bioéconomie circulaire ?
En 2018, la nouvelle stratégie européenne pour la bioéconomie souligne que, pour réussir, celle-ci doit avoir la durabilité et la circularité en son cœur. La notion de Bioéconomie Circulaire (BC) apparaît, visant à combiner les concepts de bioéconomie et d'EC, et souligner l'utilisation d'une approche circulaire de la bioéconomie, (Kardung et al., 2021). BC ne signifie pas pour autant soutenable (Giampietro, 2019), ce que nous décortiquons et discutons dans la suite. Les relations entre ces notions sont présentées dans la figure 1.
Figure 1. Relations entre bioéconomie, économie circulaire et bioéconomie circulaire.
1.4. Opérationnalisation de ces cadres
La stratégie Bioéconomie pour la France visait un déploiement dans les régions et les territoires (CGAAER, 2019). Il s'agissait d'offrir des débouchés nouveaux aux secteurs primaires (valeur ajoutée, emplois), augmenter la compétitivité des industries, proposer des solutions innovantes et plus durables de développement pour les territoires, tout en réduisant les dépendances vis-à-vis de matières premières importées. Ce déploiement a été assez variable selon les territoires (CGAAER, 2019). Ces notions ont toutefois été largement ressaisies par les acteurs économiques pour promouvoir leurs activités et donner à voir comment ils répondent aux enjeux socio-économiques et environnementaux promus par l'EC et la bioéconomie.
Pour prendre deux exemples, le Syndicat des Industries Françaises de COproduits animaux (SIFCO) présente la valorisation de ces coproduits comme « l’outil EC » des filières animales en permettant de valoriser plus de trois millions de tonnes (t) de biomasse animale par an, via différentes filières (40 sites et plus de 3 600 emplois). « En évitant que ces ressources ne soient perdues et en maximisant leur valeur ajoutée, elle permet de répondre aux besoins d’autres industries, potentiellement en substitution d’autres matières premières ». Autre exemple, celui des coopératives agricoles, qui suite à un premier recensement des initiatives autour de l'EC en 2015 sort une nouvelle édition en 2017
2. Mise en perspective historique
2.1. Transformations majeures des usages des biomasses : des biomasses qui sortent de l'économie
Dans le champ institutionnel, la bioéconomie est présentée comme « l'économie de la photosynthèse et plus largement du vivant », « une nouvelle vision du vivant »
Daviron (2019) reprend l'histoire de la place occupée, au cours du temps, par la biomasse (sources et usages) et de l'agriculture (comme source et consommatrice), en remontant à la fin 16ème siècle. Pour l'auteur, la question des usages de la biomasse est principalement celle de la place de la biomasse dans le métabolisme des sociétés autrement dit dans les apports de matière et d’énergie, et la part respective des usages alimentaires et non alimentaires. L'auteur mobilise les travaux de l’Institut d’écologie sociale[6] de Vienne (Autriche) sur les régimes métaboliques, pour décrire les transformations dans les usages des biomasses. Ces différentes notions sont précisées dans l'encadré 3.
Encadré 3. Définitions de métabolisme des sociétés et du régime métabolique.
Métabolisme des sociétés, social ou socio-économique :
Pour mieux réinscrire l'économie dans son substrat biophysique et les limites planétaires (Georgescu-Roegen, 1971), les recherches sur le métabolisme des sociétés se multiplient. Elles ont différentes origines conceptuelles et disciplinaires, mais se rejoignent sur l'importance de prendre en considération les bases matérielles et énergétique du fonctionnement de notre société (Haberl et al., 2019). Le métabolisme social ou métabolisme de société englobe les flux biophysiques échangés entre les sociétés et leur environnement naturel ainsi que les flux au sein des systèmes sociaux et entre eux (Haberl et al., 2019). Une importance est accordée aux divers flux de matière et d'énergie qui traversent les sociétés, mais également à leurs origines et à leurs destinations (Fischer-Kowalski et Haberl, 2015).
Les approches socio-métaboliques, visant à analyser ce métabolisme des sociétés, cherchent à relier processus socio-économiques et biophysiques.
Régime métabolique :
Il s'agit de modèles spécifiques fondamentaux d’interaction entre société humaine et nature. Un régime est caractérisé par le profil socio-métabolique de la société concernée, notamment son utilisation des matières et énergies (Fischer-Kowalski et Haberl, 2007).
Deux régimes sont distingués : le régime solaire/agraire et le régime minier/industriel. Une société au régime métabolique solaire/agraire est caractérisée par sa dépendance vis-à-vis de la biomasse comme source quasi unique de matière et d’énergie (nourriture, combustible, fibres et peaux pour s’habiller, matériaux de construction, mais aussi énergie mécanique via les animaux). Elle joue aussi un rôle essentiel dans l’entretien de la fertilité des sols. Le rayonnement solaire est la source d’énergie primaire principale.
Une société au régime métabolique minier/industriel tire, quant à elle, l’essentiel de ses ressources de l’exploitation du sous-sol. Le charbon, puis le pétrole, le gaz naturel ou l’uranium s'imposent comme les sources quasi uniques d’énergie mécanique et thermique. La biomasse est remplacée par des substituts de synthèse ou des dérivés de minerai, que l’énergie abondante permet d’extraire et de traiter. L’usage de la biomasse est alors quasiment réduit à l’alimentation. Ce régime se traduit également par la production de déchets à profusion, et d'émissions - gaz à effet de serre en tête- (Daviron, 2019). Ainsi des biomasses auparavant utilisées, sortent de l'économie, soit parce qu'elles ne sont plus utilisées au profit de ressources fossiles et produits de synthèse, soit qu'elles deviennent des déchets non utilisés. Lacombe (2018) prend l'exemple des laines, des cornes, du lactosérum, pour illustrer comment ces produits animaux sont devenus des "déchets", dont il fallait chercher à se débarrasser, dans le régime minier avec ses logiques de spécialisation.
Selon Magalhães et al. (2019), jusqu'en 1860, l'économie en France a fonctionné sur un régime agraire avec plus de 88 % des matériaux consommés provenant de la biomasse, alors qu'à partir de 1980 elle ne représente plus que 30 % de la consommation totale de matière. La découverte du procédé Haber-Bosch, au début du 20e siècle, a accéléré le changement de régime, permettant à tout pays disposant d'énergie fossile de synthétiser des engrais azotés, de fertiliser ses sols sans contraintes, et donc sans plus dépendre ni d'un transfert local de biomasse, ni d'un stock physique limité et lointain (Daviron, 2019). Si le régime solaire/agraire peut s'apparenter à ce qu'on appelle aujourd'hui bioéconomie avec un usage important des biomasses comme base de l'économie, le régime minier/industriel s'en est largement éloigné, avec un moindre usage des biomasses comme source de matière et d'énergie.
2.2. Ruptures métaboliques : d'une économie circulaire à linéaire
Daviron (2019) énonce les transformations majeures du rapport à la biomasse, entraînées par le passage du régime solaire/agraire à minier/industriel. Outre la croissance spectaculaire des rendements agricoles, il met en avant les ruptures dans les interactions métaboliques entre activités humaines et substrat biophysique. Des auteurs proposent la notion de rupture métabolique ou de rift métabolique (Saito, 2021) pour en rendre compte. Ces ruptures concernent notamment les transferts locaux de biomasse et nutriments : élevages-cultures, villes-campagnes, forêts-cultures. Elles sont liées i) à la spécialisation des systèmes de production et des filières ; ii) à l'urbanisation croissante et une perte des liens entre villes et campagnes proches, que ce soit pour l'approvisionnement de la ville en nourriture ou pour le recyclage agricole des déchets urbains (Dufour et Barles, 2021) ; et iii) au développement du commerce de longue distance (Le Noë et al., 2018). Daviron (2019) note par exemple qu'un marché international du soja existe déjà pleinement dès la première décennie du 20e siècle.
Saito (2021) caractérise les trois problèmes majeurs qu'entraînent ces ruptures métaboliques associées au passage d'une économie auparavant circulaire à linéaire : l'épuisement des ressources naturelles, le transfert des problèmes du « nord global » vers le « sud global », et les effets à retardement, climatiques et environnementaux, qui ne se cristallisent pas immédiatement.
2.3. Ré-usages et recouplages souhaités mais complexes
La bioéconomie appelle à ce que les usages non alimentaires de la biomasse reprennent l’importance qu’ils occupaient dans le régime métabolique solaire/agraire, et l'EC à ce que les recouplages s'opèrent, notamment entre villes et campagnes, cultures et élevages. Bioéconomie et EC relèvent finalement d’un recouplage entre des activités ayant été précédemment disjointes. Ces dynamiques souhaitées sont pour autant aujourd'hui rendues complexes par la perte des outils de transformation (ex. dynamique actuelle du Collectif Tricolor[7] pour faire renaître une filière laine en France), la forte concentration des opérateurs détenant les outils de transformation (ex. pour la valorisation du 5ème quartier des filières bovine, ovine et porcine en France, FranceAgriMer, 2013), ou la déconnexion des activités nécessitant des déverrouillages socio-techniques (ex. des travaux du RMT Spyce puis Spicee[8] ou du GIS Avenir Élevages[9] sur la reconnexion culture-élevage).
Cette histoire des usages des biomasses et des ruptures métaboliques (spécialisation, urbanisation, mondialisation des échanges) semble invisible par les promoteurs de la bioéconomie/EC, tout comme les risques de déplacements des problèmes et les difficultés d'opérationnalisation. Le discours dominant "gagnant-gagnant" se concentrant davantage sur la croissance et la compétitivité (innovation, emploi, nouvelles filières) que sur les défis socio-écologiques, occultant les conflits potentiels entre développement économique et protection de l'environnement (Corvellec et al., 2021), amènent de fortes critiques dans le champ scientifique.
Les critiques adressées à la bioéconomie/EC sont nombreuses et ont fait l'objet de synthèses, par exemple Allain et al. (2022) pour la bioéconomie ou Corvellec et al. (2021) pour l'EC. Nous reprenons dans la suite les principales critiques et illustrons leur expression dans le secteur de l'élevage, ainsi que les potentiels pour l'élevage si on tient compte de ces critiques.
3. Principales critiques et illustrations pour l'élevage
3.1. La biomasse : une ressource inépuisable et sous-utilisée pour la bioéconomie ?
Dans la vision institutionnelle, la bioéconomie est vue comme inépuisable car se basant sur la biomasse par définition renouvelable. Or renouvelable ne signifie pas soutenable, ni illimitée.
a. Renouvelable ne veut pas dire soutenable
Les récits institutionnels sur le potentiel d'une bioéconomie évitent la question de la soutenabilité (Vivien et al., 2019), notamment celle de la production de la biomasse. Pfau et al. (2014) soulignent cet amalgame entre « renouvelable » et « soutenable ». Parce qu'elle utilise des ressources renouvelables alors la bioéconomie serait intrinsèquement soutenable. La soutenabilité est assimilée à la substitution des ressources fossiles par des ressources renouvelables, et une optimisation de l'usage de ces ressources. Pour autant, utiliser des ressources renouvelables ne signifie pas que leur production, quant à elle est soutenable. Cidón et al. (2021) montrent que les publications scientifiques reliant agriculture biologique et développement de la bioéconomie sont limitées. L'attention portée à la biomasse peut masquer les questions de dépendance et d'utilisation d'autres ressources, notamment naturelles (eau, sols…, Staffas et al., 2013), de la soutenabilité de l'exploitation de cette biomasse (ex : déforestation, érosion des sols…), d'interactions entre filières et de détournements de flux (Marty et al. (2021) d'où l'intérêt de s'y intéresser spécifiquement (Allain et al., 2022).
L'absence de considération des dimensions sociales (autre composante de la soutenabilité) est également critiquée. Corvellec et al. (2021) explicitent en effet les controverses de ces politiques et stratégies présentées comme « gagnant-gagnant », négligeant les problèmes d'opérationnalisation, les contraintes, les verrouillages sociotechniques, les perdants/gagnants, les conflits de ces réorganisations et réorientations de flux, de ces déstructurations/restructurations.
Les stratégies bioéconomiques ne précisent pas non plus les échelles de leur mise en place. Les territoires sont mis en avant (CGAAER, 2019) sans que leur place ne soit interrogée par rapport aux logiques industrielles. Bahers et al. (2017) discutent du risque de disparition de la dimension territoriale au profit de l'efficience dans l'utilisation des ressources. L'investissement dans des infrastructures et la nécessité de les rentabiliser peut en effet amener à intensifier les productions, ramenant aux impasses agronomiques de la monoculture par exemple, à l'augmentation de l'utilisation d'intrants ou de ressources naturelles (eau) ou à des de détournements de flux venant mettre à mal le système existant, voire à accroître la déconnexion entre cultures et élevages. C'est ce que nous illustrons dans la suite.
Illustration des tensions entre logiques territoriales, environnementales et industrielles
Marty et al. (2021) décrivent comment le déploiement de la méthanisation dans le nord de l'Aube (NA) modifie les assolements, les besoins d'irrigation, la restitution des cultures intermédiaires au sol, les infrastructures et filières existantes. En effet, l'augmentation de l'utilisation de pulpe de betterave comme intrant pour les méthaniseurs, les détournant des déshydrateurs, pourrait entraîner la fermeture de ces derniers. Cela impacterait les filières d'élevage puisque ce sont actuellement 350 000 à 400 000 t de pulpe de betterave par an et 100 000 t de luzerne qui sont déshydratées dans le NA à des fins d'exportation pour l'alimentation animale. Le peu d'élevages restant sur le territoire pourrait également être amené à disparaître. Une concurrence pour l'accès à la pulpe de betterave se développe avec la méthanisation, qui est particulièrement attrayante économiquement pour les producteurs de betteraves. On pourrait également craindre une disparition de la luzerne dans les assolements de cette zone spécialisée en cultures végétales, avec des impacts négatifs sur le renouvellement de la fertilité des sols.
En parallèle, les cultures intermédiaires, y compris les pièges à nitrate (et pas seulement celles à vocation énergétique), sont de plus en plus récoltées pour l'approvisionnement des digesteurs et une moindre quantité est directement restituée au sol. Au fur et à mesure que les cultures intermédiaires deviennent plus rentables que les cultures principales, les temps de cultures des céréales (cultures principales) diminuent au profit du maïs nécessitant davantage d'irrigation, considéré comme une culture intermédiaire, qui est utilisé en totalité dans les digesteurs. Ce développement de la méthanisation suscite des inquiétudes diverses, quant aux effets sur la ressource en eau, la biodiversité des sols liés à l'épandage des digestats (Madelrieux et al., 2020), et à l'acceptabilité sociale de cette activité (Bourdin et Nadou, 2020).
Toutefois des démarches de gestion collective se développent face à des problèmes environnementaux, en déployant une logique industrielle davantage ancrée dans leur territoire. C'est le cas de Ferti’eveil en Vendée. Face au durcissement de la réglementation environnementale (directive européenne Nitrates en 1991), une quinzaine d’éleveurs avicoles ont choisi de s’associer en 2006 pour mutualiser la gestion de leurs effluents d’élevages, notamment pour organiser l’exportation de nutriments fertilisants excédentaires hors de leur territoire de production via le compostage (Le Houerou et Blazy, 2021). La démarche s'est élargie à d'autres types d'élevage (bovin, ovin, caprin, porcin) et associe en 2021 : 140 exploitations dans un rayon de 50 km autour des deux plateformes de compostage. Le fumier, valorisé en compost, est vendu dans un rayon de 150 km pour grandes cultures, viticulture, maraîchage, arboriculture. En retour un approvisionnement des éleveurs en litière est possible via la coopérative. L’une des clés de réussite de cette démarche, inscrite dans la durée semble avoir été dans la construction d’un projet multi-acteurs, multi-filières animales et multi-échelle. L'impact de l'augmentation du transport routier et la dimension énergétique du système reste à clarifier.
b. Sous-utilisée ne veut pas dire illimitée
La substitution des ressources fossiles par des ressources renouvelables est une hypothèse trompeuse (Allain et al., 2022). Cet idéal de substitution ne tient compte ni du fait que la transition énergétique reste aujourd'hui une addition de ressources renouvelables aux énergies fossiles (et non une substitution), ni que les matières n'ont pas toutes les mêmes propriétés. Le potentiel énergétique des biomasses agricoles est, par exemple, bien moindre que celui des énergies fossiles (Harchaoui et Chatzimpiros, 2019).
Pahun et al. (2018) montrent comment on est passé dans le champ institutionnel d'une vision de ressources surexploitées (par le régime minier/industriel) à sous-exploitées (nouveaux usages permis par les technologies, déprise agricole/friches, gaspillage), sans finalement changer de régime. Le risque est même fort de reproduire la logique minière dans l'exploitation des biomasses, d'aggraver les problèmes environnementaux et inégalités sociales. Cette impression que la quantité de biomasse est abondante et sous-utilisée dans les visions institutionnelles n'est, pour Daviron (2019), que le résultat d'une utilisation massive des énergies fossiles dans toutes les branches de l'activité humaine. Or, pour cet auteur, les quantités de biomasse sont au contraire limitées. La production primaire nette agricole est en effet le produit des rendements agricoles par les surfaces agricoles disponibles. Chacun des termes de ce produit est contraint et limité. D'une part, le rendement des cultures est limité par l'efficacité intrinsèque de conversion de la photosynthèse et par l'écart de rendement qui dépend des pratiques agricoles (Mueller et al., 2012). D'autre part, la surface agricole est limitée par les limites planétaires (Steffen et al., 2015). À l'échelle de la France, les marges d'amélioration des rendements des cultures et de l'efficience d'utilisation des nutriments sont très faibles (Harchaoui et Chatzimpiros, 2019).
À l'échelle européenne, Renner et al. (2020) montrent les déséquilibres entre internalisation et externalisation des pressions sur les ressources/émissions de l'agriculture, sa dépendance à l'égard de flux "virtuels" de terre et d'eau, et l'impossibilité d'étendre ce modèle à d'autres parties du monde. Avec le déploiement de la bioéconomie et l'augmentation de la demande en biomasse, Bruckner et al. (2019) montrent qu'une part de plus en plus importante des surfaces agricoles mondiales est consacrée à la production de biomasse à des fins non alimentaires. Mais aussi, que les deux tiers des terres cultivées nécessaires pour satisfaire la consommation de biomasse non alimentaire en Europe sont déjà situés dans d'autres régions du monde (Chine, États-Unis, Indonésie), ce qui peut avoir un impact sur les écosystèmes de ces pays. Cela concerne des oléagineux pour produire des biocarburants, des détergents et des polymères, mais aussi des utilisations plus traditionnelles : fibres pour les textiles ou cuirs d'animaux. De plus, les fluctuations de l'empreinte spatiale de nos consommations mettent en évidence les liens aux fluctuations des rendements agricoles du fait des sécheresses, qui risquent de s'intensifier dans un contexte de changement climatique (Harchaoui, 2019).
Les concurrences d'usage vont nécessiter plus de terres ou d'intensifier la production des biomasses, avec des incidences environnementales variables selon les lieux (Lewandowski, 2015). Cette compétition entre usages reste peu étudiée de manière systémique par la bioéconomie, alors que la question de hiérarchisation des usages des biomasses est incontournable (Muscat et al., 2021).
Illustrations des tensions entre alimentation humaine, animale et énergie
Le défi de l'agriculture va être de produire pour répondre aux besoins de l'alimentation humaine, animale mais également de bioénergie pour la société, sans augmenter ses surfaces agricoles (Harchaoui et Chatzimpiros, 2018). Cela pourrait aller à l'encontre d'autres écosystèmes et engendrer une perte de biodiversité, autre limite planétaire (nommée intégrité de la biosphère par Steffen et al., 2015). De nombreuses études mettent de côté la dépendance énergétique de l'agriculture aux énergies fossiles pour produire la biomasse.
Harchaoui et Chatzimpiros (2018) proposent la notion de neutralité énergétique pour caractériser la capacité de l'agriculture à être une source d'énergie pour elle-même et pour la société, tout en substituant sa dépendance aux énergies fossiles. La neutralité énergétique permet d'évaluer si le potentiel énergétique des ressources internes de l’agriculture qui sont essentiellement les résidus agricoles (résidus de cultures et effluents d’élevage) est supérieur ou non à l’équivalent biomasse des énergies fossiles investies en agriculture. À l’échelle de la France, les auteurs proposent plusieurs scénarii combinant réduction de la part des céréales et fourrages annuels à destination de l’alimentation animale et différents taux de valorisation énergétique des résidus agricoles. Ils montrent que la neutralité énergétique semble difficile à atteindre. Elle ne serait possible qu’à la condition de combiner à la fois la suppression des céréales et des fourrages annuels destinés à l’alimentation animale et une valorisation énergétique entre 30 et 70 % de tous les résidus agricoles. Ce scénario aurait un effet sur le régime alimentaire humain avec une réduction de la part des produits animaux monogastriques consommés. Il irait également à l’encontre des taux minimums de retour au sol des résidus de culture au regard des objectifs de conservation et enrichissement en carbone des sols, conduisant ainsi à des dilemmes et compromis nécessaires entre objectifs énergétiques et climatiques (Harchaoui et Chatzimpiros, 2018). Cette étude permet d’envisager les conditions limites de l’impact de la compétition alimentation humaine, animale et énergie sur le bilan énergétique de l’agriculture. Par contre, elle ne tient pas compte du levier important de réduction des déchets et gaspillages alimentaires pour améliorer le bilan énergétique de l’agriculture.
En effet, des travaux commencent à mettre en lumière le rôle de l'élevage dans la valorisation des coproduits de l'agriculture et de l'agro-industrie (Chapoutot et al., 2018 ; Van Selm et al. 2022), plus largement des biomasses d'origine végétale non consommables par l'homme (Laisse et al., 2018 ; Van Zanten et al., 2019), comme facteur de réduction de la compétition entre alimentation animale et humaine. Il reste à mieux estimer les gisements disponibles, en tenant compte : i) de leur possible utilisation par d'autres secteurs (Laisse et al., 2018), comme nous l'avons vu dans le cas de la méthanisation pour la pulpe de betterave ; ii) du coût énergétique de leur utilisation, notamment pour sécher les coproduits humides (Lindberg et al., 2021) ; iii) des moyens nécessaires pour changer les logiques économiques actuelles, faire évoluer les connaissances, les réglementations sanitaires, construire de nouvelles filières et des pratiques d'élevage pour des rations riches en coproduits (Laisse et al., 2018), tout en limitant les risques sanitaires pour les animaux (Chapoutot et al., 2018).
3.2. Une économie 100 % circulaire ?
a. Des circularités localisées vs une augmentation de la taille et des empreintes environnementales de l'ensemble du système
Une critique adressée à l'EC concerne sa vision « relative » plutôt qu'« absolue ». En effet, si la taille globale de l'économie continue d'augmenter, les empreintes environnementales associées aux flux d'entrée et de sortie du système resteront supérieures aux gains d'une augmentation du degré de circularité (Haas et al., 2020). Certains auteurs parlent alors de « circular washing » (Marrucci et al., 2022), nouveau mode de justification de l'économie néolibérale.
De plus augmenter la circularité à un endroit peut entraîner l'accroissement de la linéarité sur le reste du système et les empreintes énergétiques, environnementales associées. En effet, l'implémentation de l'EC ne concerne souvent qu'une partie des activités (Corvellec et al., 2021). Ce que nous illustrons dans la suite.
Économie circulaire et monogastriques : quelles alliances possibles ?
Dans la vallée de la Drôme un modèle d'EC entre les filières grandes cultures et volailles est mis en place par un groupe coopératif. Ce modèle vise à mieux valoriser les céréales locales et à proposer une source de diversification de revenus à des céréaliers, en développant une production de volailles, pour laquelle il y a une forte demande et des marchés, que ce soit pour les œufs ou la chair (Madelrieux et al., 2020). Le lien entre filières se fait principalement par l'intermédiaire de l'usine d'aliments, qui reçoit un tiers des céréales de la coopérative céréalière. Il se fait également par l'utilisation des fumiers pour fertiliser les grandes cultures. La filière volaille « intégrée » est une des plus fortes activités génératrices d'emploi de la zone. Toutefois, les productions de grandes cultures et de volailles sont aussi, d'après les analyses de cycle de vie menées, celles du territoire qui affectent le plus l'environnement (consommation d'eau et d'énergie, acidification potentielle des sols notamment). La filière volaille reste fortement dépendante d'imports de soja et de poussins, et des exports des 5èmes quartiers. L'abattoir et transformateur de viande de volaille en exporte 1 250 t/an, qui part dans la filière pet-food, alors que la coopérative d'approvisionnement peine à capter par exemple les plumes, intrant de choix pour la préparation d‘engrais azotés. L'autoconsommation locale des céréales permet de maintenir des prix plus élevés pour les céréales, et d'absorber les fluctuations de prix que connaît la production avicole. Ce modèle d'EC local devient alors un moyen d'exporter, à la fois la production de volaille et d'œufs, qui partent dans les circuits de distribution classiques, mais aussi 50 % du blé et 60 % du maïs principalement vers l'Italie et l'Afrique du nord (Madelrieux et al., 2020). Cette EC locale sur une partie du système, et fortement promue par le groupe coopératif, ne peut cependant s'extraire du fonctionnement du reste des filières pour évaluer la soutenabilité de l'ensemble du système.
Toutefois les élevages monogastriques peuvent jouer d'autres rôles dans une EC en valorisant des déchets alimentaires des hommes qu'ils contribuent à nourrir. Uwizeye et al. (2019), s'intéressant au remplacement des céréales et du soja par des pertes et gaspillages alimentaires dans différentes filières porcines, rend compte du cas du Japon. Une politique nationale incitative[10] accompagnée d'un système de régulation sanitaire et économique a permis la mise en place d'une chaine de valeur pour les pertes et gaspillages alimentaires en filière porcine industrielle, alors que cela est limité dans de nombreux pays en raison des risques de maladies infectieuses et de santé publique. Cela ne doit toutefois pas prévaloir sur la prévention et réduction des pertes et gaspillages, qui devrait toujours rester la priorité (Papargyropoulou et al., 2014).
b. Un 100 % non atteignable : quels flux circulariser ?
Dans la vision institutionnelle, l'EC est promue avec une visée d'économie 100 % circulaire. Corvellec et al. (2021) mettent en avant une critique récurrente qui est que les promoteurs de l'EC ignorent les connaissances établies, en particulier, celles de la thermodynamique. Les lois de la thermodynamique indiquent qu'on ne peut ni créer ni détruire de la matière, elle ne peut être que convertie et dissipée. Même les systèmes cycliques consomment des ressources et créent des déchets et des émissions (Korhonen et al., 2018), la récupération ne peut jamais être de 100 %. Un avenir d'EC où les déchets n'existent plus, où les boucles de la matière sont fermées et où les produits sont recyclés indéfiniment est donc, dans un sens pratique, impossible.
Recycler représente, de plus, un coût (en temps, en ressources matérielles et financières) puisqu'il s'agit d'internaliser un coût qui reposait auparavant sur l'environnement via l'accumulation de déchets (Giampietro, 2019). L'énergie supplémentaire requise pour faire fonctionner une EC appelle donc à passer aux énergies renouvelables (Haas et al., 2020), avec les difficultés présentées précédemment associées à la substitution des énergies.
Se pose également la question du choix des flux à circulariser (Giampietro, 2019) ? Pour l'élevage, Dourmad et al. (2019) évoquent les flux associés à l'alimentation des animaux ou générés par l'élevage (flux vers l'alimentation humaine, flux d'effluents animaux). Il peut se jouer des concurrences entre flux ou des transferts (l'amélioration de la circularité d'un flux entraîne une dégradation de l'efficience d'utilisation concernant un autre type de flux) (Van der Wiel et al., 2020). Et la question de l'échelle à laquelle tendre vers ce 100 % est reposée, ce que nous illustrons dans la suite dans des territoires à forte densité d'élevage.
Quels flux circulariser dans des territoires à forte densité d'élevage ?
Rothwell et al. (2020) questionnent les bien-fondés d'une EC dans des territoires à forte densité d'élevage. Ils s'intéressent aux vulnérabilités du système agri-alimentaire d'Irlande du Nord liées à l'approvisionnement en phosphore -P- (risques de rupture d'approvisionnement et d'inflation des prix des intrants) et à l'inefficience de l'utilisation du P (pollution des eaux et conséquences sur la biodiversité et la santé humaine). Ils montrent que la distribution spatiale et temporelle du P issu du fumier est une question critique pour la soutenabilité future de l'agriculture d'Irlande du Nord. La combinaison d'une production animale intensive localisée, une disponibilité limitée de terres arables, un coût du transport du lisier, une infrastructure limitée pour le traitement du lisier, et de 57 % des sols classés comme présentant un risque élevé de ruissellement, pose des défis importants aux agriculteurs en termes d'équilibre entre les objectifs agronomiques et environnementaux. Accroître la circularité du P est vu comme un des leviers d'action pour améliorer la soutenabilité de la gestion du P, avec celui de la réduction des pertes, afin de viser un bilan en P nul. Toutefois, pour les régions à forte densité d'élevage, les auteurs posent la question du compromis entre circularité du P et surplus. En effet, dans le cas de l'Irlande du Nord, la charge en P du fumier dans le sol dépasse à elle seule de 20 % la demande en P des cultures. Récupérer le P du secteur de la gestion des déchets pour améliorer la circularité du P, ne ferait qu'ajouter à la charge en P circulant déjà dans le système, augmentant alors les risques de surplus et de pertes par ruissellement.
Des scénarios sont mis en discussion pour faire face à ce paradoxe où l'élevage est un contributeur potentiel à la réduction de la vulnérabilité des cultures aux perturbations de l'approvisionnement en engrais de synthèse, tout en contribuant de manière significative aux impacts négatifs sur l'environnement (Martin-Ortega et al., 2022). Ils recourent à différents leviers et acteurs : mobiliser des technologies économiquement viables, permettant de traiter les effluents d'élevage pour faciliter leur exportation vers des territoires qui sont déficitaires ; s'appuyer davantage sur l'héritage passé en P du sol et les réserves existantes et s'en tenir au strict besoin des cultures ; viser un objectif environnemental (1,5 kg/ha) et modifier les flux de P des engrais, des aliments pour animaux, du fumier, et du secteur des déchets en fonction ; diminuer la population animale, en lien avec un changement des régimes alimentaires des hommes (moindre consommation de produits animaux). Les discussions avec les acteurs permettent alors d'identifier des verrouillages/besoins socio-économiques, logistiques et technologiques.
3.3. Bioéconomie circulaire : découplage entre usage des ressources et croissance économique ?
Les visions institutionnelles de la bioéconomie/EC reposent sur l'idée d'un découplage possible entre usage des ressources et croissance économique, qui relèvent pour nombre de critiques d'une hypothèse là encore trompeuse (Allain et al., 2022). Un des arguments est celui de l'effet rebond ou paradoxe de Jevons, qui stipule que l'optimisation de l'utilisation des ressources entraîne, contre-intuitivement, leur surexploitation (Alcott, 2005). Cet effet a été mis en évidence par Jevons dans le cas du charbon[11].
Sorrell (2009) identifie différentes dimensions en jeu dans cet effet rebond : le jeu de l‘offre et de la demande (innovation technologique, amélioration de l‘efficience d‘un procédé, baisse du coût de production, augmentation de la demande pour le produit, incitation à produire davantage, ressource initiale davantage exploitée), et l’intention sous-tendant le gain d’efficacité (répondre aux enjeux environnementaux ou faire baisser les coûts). L'effet rebond est souvent lié à des changements motivés par des arguments économiques (épuisement des combustibles fossiles et/ou augmentation de prix), plutôt que socio-écologiques. Nous l'illustrons dans la suite dans le cas de recouplages cultures-élevages.
Effet rebond dans des cas de recouplages cultures-élevages
L'intégration des productions végétales et animales par des échanges de matières au sein de systèmes agricoles mixtes est un moyen efficace de boucler les cycles des nutriments. Toutefois, les exploitations étant de plus en plus spécialisées, une option envisagée consiste à opérer cette reconnexion à l'échelle d'un territoire (entre exploitations spécialisées) (Regan et al., 2017). En théorie, ce recouplage devrait conduire à une moindre utilisation d'engrais inorganiques dans les exploitations de culture et à un moindre excédent d'azote -N- dans les exploitations d'élevage. Cependant, cette hypothèse n'est pas toujours valable du fait de cet effet rebond mis en évidence par Regan et al. (2017) dans le cas de recouplages entre production laitière et végétale par le biais de la coopération entre exploitations agricoles.
Sur la base d'études de cas en Europe, les résultats indiquent que dans trois des quatre stratégies d'intégration agriculture-élevage évaluées, les ressources nouvellement accessibles ont facilité l'adoption de pratiques agricoles plus intensives dans les exploitations laitières coopérantes par rapport aux exploitations laitières spécialisées non coopérantes. Par exemple, sur le cas d'échanges de matière entre exploitations laitières et de cultures en Espagne, l'accès à une plus grande superficie de terres sur lesquelles épandre leur excédent de fumier, grâce à la coopération entre exploitations, a résulté en une augmentation des troupeaux et un doublement du taux de chargement dans les exploitations laitières coopérantes, limitant les avantages que ces systèmes auraient pu tirer de la coopération (ex. plus faible excédent d'N/ha). Cette augmentation du chargement étant liée à la capacité du système d'exploitation à gérer le fumier et non à sa capacité à produire des aliments pour les animaux, des volumes plus importants d'aliments concentrés et de fourrages sont importés pour soutenir le système. Cependant, les auteurs n'ont pas pu déterminer si la coopération a aidé les agriculteurs à intensifier leur système, ou si la coopération est nécessaire pour maintenir des systèmes déjà intensifs.
Toutefois, d'autres travaux à l'échelle d'exploitations d'herbivores conventionnelles et biologiques (Martel et al., 2017) montrent que : i) les exploitations avec un niveau de couplage élevé ont de meilleures performances environnementales, et efficacité économique ; ii) le niveau de couplage des systèmes en agriculture biologique est en moyenne plus élevé (par nécessité afin de compenser l'absence de produits chimiques de synthèse) et iii) les effets du couplage et du passage en agriculture biologique sont cumulatifs. Cet effet rebond n'est donc pas systématique.
Ces résultats amènent l’intérêt d’une réflexion sur les stratégies d'intégration entre cultures et élevages pour substituer par des ressources locales (fumier, aliments pour bétail), des intrants achetés et impactant pour l'environnement, mais tenant compte des potentiels effets rebonds. Ils seront d'autant plus forts, si l'intégration culture-élevage est un moyen pour augmenter le chargement animal et la production animale totale au détriment de la finalité de réduction des intrants sur l'ensemble du système.
4. Discussion : Quelles priorités pour une bioéconomie circulaire soutenable et place de l'élevage ?
4.1. Rematérialiser la pensée : approches socio-métaboliques
Nous avons vu à travers la mise en perspective historique, que les ruptures métaboliques sont au cœur des crises énergétiques et environnementales actuelles, et en quoi la linéarisation/circularisation des flux de matières et substances sont questionnées. Ces flux et leur circulation sont largement invisibilisés par la mondialisation des échanges (Nesme et al., 2018), par des empreintes environnementales ou effets climatiques parfois éloignées dans l'espace ou dans le temps, ou par des flux qu'on cherche à cacher comme ceux de déchets (Monsaingeon, 2017).
Il y a ainsi un enjeu fort à réinscrire l'économie, et les systèmes sociaux plus largement, dans leur substrat biophysique et les limites planétaires (Georgescu-Roegen, 1971). Pour cela, il y a besoin de mettre en évidence les façons dont les relations métaboliques, les solutions technologiques, les systèmes de production/modèles économiques, et les empreintes environnementales/énergétiques co-évoluent (Åkerman et al., 2020). Dans le cas de l'élevage, qui consomme, transforme et fournit de grandes quantités de bioressources (autant d'atouts pour la bioéconomie), Dourmad et al. (2019) soulignent cette nécessité que les flux existants et leurs déterminants soient mieux renseignés pour être pilotés, d'autant plus que la variabilité spatiale des flux liés à l'élevage est importante (diversité des systèmes de production et types d'élevage, répartition géographique, localisation de l'industrie agroalimentaire amont et aval) entraînant des échanges entre régions.
Dans cette perspective socio-métabolique (Haas et al., 2020) proposent différentes priorités pour que bioéconomie/EC/BC soient des moyens effectifs de la transformation des systèmes, pour la finalité de les réinscrire dans les limites planétaires (figure 2), ce que nous reprenons dans la suite, en déclinant comment cela pourrait se traduire pour l'élevage.
Figure 2. Bioéconomie, économie circulaire et bioéconomie circulaire comme moyens et non comme fins.
4.2. Priorités Pour une intégration de l'élevage dans le métabolisme des systèmes agri-alimentaires
a. Penser la biomasse comme une ressource limitée, et bioéconomie/EC/BC comme des moyens pour réduire le métabolisme de la société
Nous avons vu que la biomasse, même si elle est renouvelable est loin d'être illimitée. Les usages des biomasses et l'accès à la terre sont déjà fortement concurrentiels. Bioéconomie, EC et BC devraient être pensées comme des moyens (et non comme des fins) pour une finalité qui est la réduction, en valeur absolue, du métabolisme de la société, si on veut pouvoir réinscrire l'économie dans les limites planétaires (Haas et al., 2020). Bioéconomie et EC sont en effet pensées, au niveau institutionnel, comme des finalités en soi, sans considération de la diversité des leviers possibles pour un développement soutenable fort (Allwood, 2014).
Le premier enjeu est de prioriser la réduction absolue des flux (prélèvements de ressources en entrée et émissions en sortie) avant l'augmentation des taux de circularité (Haas et al., 2020). Pour ces auteurs, cela doit être soutenu par des objectifs clairs de limitation de tous les flux non circulaires d'extraction, d'émissions et de déchets et leur suivi. Des indicateurs absolus permettant de confronter le métabolisme d'une société et sa compatibilité avec les limites planétaires devraient devenir le point de référence pour l'évaluation des options de transition (Allain et al., 2022).
Le deuxième enjeu est de prioriser les usages des biomasses afin de limiter les concurrences sur cette ressource limitée. La question des concurrences entre alimentation animale et humaine (Schader et al., 2015), comme on l'a vu, est particulièrement prégnante.
Un défi majeur pour l'élevage est donc de réduire les intrants nécessaires à la production (Dumont et al., 2013). Karlsson et al. (2021) montrent que 23 % des surfaces de cultures pour nourrir les animaux d'élevage en Europe sont situées en-dehors de l'Europe et 90 % correspondent à du soja. Réduire les flux associés à l'alimentation animale passe en premier lieu par la réduction des densités d'élevage, notamment dans les zones à forte concentration.
Dans la priorisation des usages des biomasses et la limitation des concurrences avec l'alimentation humaine, le rôle de valorisation des biomasses non consommables par l'homme est un atout des élevages (Laisse et al., 2018) : herbe pour les ruminants, déchets alimentaires pour les monogastriques, coproduits des agro-industries. Des auteurs interrogent cette place des élevages pour un système alimentaire soutenable (Röös et al., 2017) pour répondre aux recommandations de régime alimentaire, tout en tenant compte des limites planétaires (Van Selm et al., 2022).
Un autre flux à réduire est celui des pertes de nutriments vers l'environnement. Une analyse récente d'Uwizeye et al. (2020) montre que plus d'un tiers de la pollution azotée mondiale d'origine anthropiques est associé à l'élevage et dépasserait à elle seule les limites planétaires des émissions d'N. Cependant l'élevage a un rôle majeur à jouer dans l'entretien de la fertilité des sols pour pouvoir se passer d'engrais chimiques (Van Hal et al., 2019). Les ruminants en particulier, ont un rôle moteur dans la circulation de l'N en convertissant l'N fixée dans les prairies vers les systèmes de cultures. En France, l'N fixée par les légumineuses fourragères dans les prairies représente plus de 80 % de la fixation biologique d'N totale (Einarsson et al., 2021). Seuls les ruminants peuvent valoriser cet N.
La réduction absolue des densités et chargements animaux semble nécessaire (Billen et al., 2021), mais elle doit s'accompagner d'une meilleure répartition spatiale des animaux et d'une reconnexion cultures-élevages. Cette réduction/redistribution peut être raisonnée en fonction des ressources disponibles d'alimentation animale locales (Dourmad et al., 2019), mais aussi des surfaces disponibles pour l'épandage des effluents d'élevage, ou des possibilités de les exporter dans des territoires proches et déficitaires, dépendants d'engrais de synthèse (Nesme et al., 2015).
b. Renouvelable et soutenable
Dans le champ institutionnel, la vision dominante considère l'agriculture comme pourvoyeuse d'intrants, fournisseuse de biomasses, avec peu de référence aux conditions de production des biomasses et aux ressources naturelles nécessaires à leur production (vision « porte de l'usine », Wohlfahrt et al., 2019). Pour ne pas poursuivre dans le régime minier/industriel, avec le risque de nouvelles perturbations des cycles biogéochimiques et de perte de biodiversité, la production soutenable de biomasse doit devenir une condition préalable dans les stratégies de BC (Haas et al., 2020), notamment passer à une agriculture basée au maximum sur l'énergie solaire, sans intrants de synthèse et peu mécanisée, respectant les cycles naturels (Georgescu-Roegen, 1971).
Une question est alors de savoir si une telle agriculture biologique peut se développer à grande échelle sans abandonner son principe d'écologie (Nesme et al., 2016) et se substituer à l'agriculture conventionnelle tout en permettant de nourrir la population humaine. L'important déficit en N à l'échelle mondiale pourrait limiter son expansion (Barbieri et al., 2021) et implique selon ces auteurs une série de changements structurels pour parvenir à nourrir le monde de manière plus soutenable et équitable. Pour ces auteurs, l'élevage est la clé du maintien de la production alimentaire, mais nécessite une reconception pour maintenir les rendements des cultures et donc la production alimentaire. Le modèle d'optimisation, basé sur l'N, montre que, dans le scénario 100 % biologique, le cheptel mondial diminuerait de 20 %. Ces résultats contrastent fortement avec d'autres études portant sur l'expansion de l'agriculture biologique reposant sur un déclin drastique des animaux d'élevage afin de maintenir la disponibilité alimentaire, mais ignorant leur rôle important comme source de nutriments. Au contraire, les auteurs montrent que la disponibilité mondiale diminuerait dans un monde biologique sans élevage, appuyant sur le rôle beaucoup plus important et complexe de l'élevage dans l'agriculture biologique, qu'on ne l'avait précédemment estimé. Le scénario implique également une forte réorientation des élevages vers les ruminants (confirmant leurs rôles, vus précédemment, dans la circulation de l'N) et des changements dans la distribution spatiale des élevages par rapport au scénario de référence conventionnel actuel. Il nécessite également des changements dans les systèmes de culture, et du côté de la demande : changements de régime alimentaire, réduction des déchets alimentaires et recyclage en agriculture des effluents urbains.
c. Une perspective énergétique systématique afin d'éviter les effets contre-productifs des stratégies de bioéconomie/économie circulaire
Dans l'intention, bioéconomie et EC visent à diminuer notre dépendance aux énergies fossiles. Toutefois, elles peuvent mettre en jeu des processus coûteux en énergie et s'écarter grandement du 100 % recyclé. De plus, pour que bioéconomie et EC contribuent aux réductions absolues des émissions afin de limiter le dérèglement climatique, une perspective énergétique systématique semble nécessaire pour éviter les effets contre-productifs des deux stratégies (Haas et al., 2020).
Les compromis entre usages des biomasses doivent être analysés du point de vue systémique, en tenant compte du bouclage des cycles biogéochimiques et du fonctionnement énergétique de l'agriculture. Le secteur de l'élevage a un rôle majeur sur ces deux dimensions du métabolisme des systèmes agri-alimentaires. Les animaux d'élevage, ayant une efficacité de conversion énergétique de la biomasse en alimentation humaine inférieure à 1 (Harchaoui et Chatzimpiros, 2017), ils impactent le bilan énergétique de l'agriculture. Cependant, la valorisation des effluents d'élevage pour la fertilisation des cultures et comme source d'énergie a des potentialités, si elle est intégrée étroitement aux systèmes de cultures. Il s'agit de poursuivre les travaux de caractérisation du rôle de l'élevage, en différenciant ceux des ruminants et monogastriques, selon les territoires, dans la circularité des flux de nutriments et la neutralité énergétique de l'agriculture (Harchaoui et Chatzimpiros, 2018), mais surtout dans les compromis à trouver entre biogéochimie et énergie (Harchaoui, 2019). De plus, l'analyse de l'organisation spatiale des flux d'animaux et de matière entre les territoires (Le Noë et al., 2016), limitant la consommation d'énergies non-renouvelables pour le transport, serait une perspective de recherche pour parvenir à construire des systèmes agri-alimentaires soutenables.
d. Réseaux métaboliques multi-échelle
Dumont et al. (2013) soulignaient déjà, pour réduire l'empreinte environnementale des systèmes d'élevage, les complémentarités à orchestrer entre agroécologie (pour une production davantage basée sur les ressources naturelles et la diversité biologique) et l'écologie industrielle/EC (pour boucler les cycles, réduire la demande en matières premières, diminuer les pollutions et le traitement des déchets). Les scenarios de compatibilité du métabolisme d'un système agri-alimentaire avec les limites planétaires ou une neutralité énergétique (Billen et al., 2021 ; Duru et al., 2021), permettent de préciser les variables clé, à la fois du côté de la production mais aussi du côté de la demande et du traitement des déchets. Ces variables, déjà énoncées en partie, sont synthétisées ici : les modes de production (notamment biologiques) ; les rotations de cultures et la part des légumineuses (fixatrices d'N dans le sol et sources de protéine pour l'homme) et des prairies (séquestration du carbone) ; la reconnexion cultures-élevages ; les régimes alimentaires des hommes (part des produits animaux) et des animaux (part de l'herbe et des matières non consommables par l'homme) ; le recyclage des effluents d'élevage et des excréments humains ; la reconnexion production/consommation et la place du commerce international ; la valorisation en agriculture et énergie des produits/coproduits issus de l'agriculture, de l'élevage et de l'agro-industrie, et des pertes et gaspillages alimentaires.
Limiter les flux, les empreintes et les concurrences d'usage, nécessite d'agir sur ces leviers à toutes les échelles, de l'entreprise individuelle au niveau régional, national, et du commerce mondial (Haas et al., 2020). Nous l'avons également vu à travers les illustrations citées. À l'échelle mondiale, Bruckner et al. (2019) suggèrent la mise en place d'un suivi détaillé de l'utilisation des terres et des effets de déplacements, pour soutenir un développement soutenable au niveau mondial des stratégies en matière de bioéconomie. Pour appuyer le développement d'une bioéconomie circulaire, s'appuyant sur la diversité des activités et des ressources des territoires, notamment issues de l'élevage, Dourmad et al. (2019) suggèrent de prendre en compte les niveaux d'efficience aux différentes échelles d'organisation. Des travaux permettent de rendre compte des déséquilibres existant entre territoires que ce soit pour la reconnexion cultures/élevages et l'alimentation animale (Jouven et al., 2018), ou la répartition des effluents et leur disponibilité pour les cultures (Nesme et al., 2015) ; la disponibilité des coproduits (Chapoutot et al., 2018) ; le déploiement de la méthanisation (FranceAgriMer, 2022). Cela plaide pour des approches spatialement explicites permettant de rendre compte des interactions entre processus biophysiques et socio-économiques, et de mieux situer la place des filières d'élevage (Spiegal et al., 2022), afin d'envisager des reconnexions entre territoires spatialement proches.
Au-delà des arbitrages prioritaires et urgents, explorés par les scenarios, demeure la question des réorganisations nécessaires et des verrouillages à l'œuvre. Pour l'élevage, Dourmad et al. (2019) montrent que les stratégies de rebouclage des cycles sont potentiellement très efficaces, mais présentent de nombreux verrouillages sociotechniques, organisationnels et économiques. Pour essayer d'anticiper au mieux les éventuels transferts, effets rebonds, verrouillages sociotechniques, il y a nécessité de prendre en considération les pratiques de production et les modes de consommation, mais aussi l'ensemble des acteurs des filières, des interactions entre filières, et les réseaux métaboliques étendus ainsi créés (Allain et al., 2022).
Conclusion
À partir des années 2000, bioéconomie et EC ont émergé dans l'agenda politique européen et dans celui de la recherche. Leur promotion repose sur des raccourcis qui apparaissent trompeurs et amènent à de fortes critiques dans le champ scientifique, notamment liées à l'absence de questionnements ou de preuves des liens entre bioéconomie/EC et soutenabilité. Pourtant, les raccourcis employés laisseraient imaginer le contraire : renouvelable/durable/illimité pour la bioéconomie, circulaire/fermé/sans déchets pour l'EC.
L'élevage par sa consommation, transformation et fourniture de grandes quantités de biomasse, mais aussi par sa diversité, est un atout pour la BC (Dourmad et al., 2019). Il est toutefois surprenant que sa place dans des systèmes agri-alimentaires plus circulaires et soutenables ait été peu abordée (Röös et al., 2017 ; Van Zanten et al., 2019 ; Van Selm et al., 2022). Cette synthèse visait à montrer ses atouts, en partant des critiques adressées à la bioéconomie et l'EC pour pouvoir ré-inscrire les système agri-alimentaire et notamment les filières d'élevage dans les limites planétaires. Nous avons vu que les transformations nécessaires requièrent des approches socio-métaboliques, systémiques et multi-échelle, qui tiennent compte à la fois de la production, la consommation et la gestion des déchets. Si bioéconomie et EC, ne permettent pas à elles seules d'atteindre la finalité de ré-inscription de l'économie dans les limites planétaires, elles peuvent être des moyens, intégrées à d'autres, d'y parvenir (ex. agroécologie, mesures de politiques publiques et réglementaires...), si toutefois les critiques qui leur sont adressées sont prises en compte.
Le rôle des politiques publiques sera déterminant. Celles-ci peuvent actuellement être perçues comme ambigües, voire même contradictoires. D’un côté, elles promeuvent la compétitivité et le libre marché en s'appuyant sur des opérateurs industriels d’envergure. De l’autre, elles encouragent des dispositifs visant à la relocalisation et au développement local (Plans d’Alimentation/Climat Air Énergie Territoriaux, Contrats d'objectif déchets et économie circulaire à destination des collectivités). La première dynamique s'accompagne de la concentration des opérateurs amenant à la perte des infrastructures au niveau local, sapant ainsi les tentatives de remise en place localement de bioéconomies ou économies plus circulaires. Des stratégies et des choix cohérents entre les différentes échelles (État, collectivités…) semblent indispensables pour le maintien voire le redéploiement d'infrastructures locales, et au-delà, pour mettre en mouvement l’ensemble des acteurs dans une direction soutenable commune.
Remerciements
Les auteurs remercient les membres du groupe de travail « Bioéconomie et territoires : limites et réorganisation des systèmes agricoles et alimentaires » du Département ACT d'INRAE, l'ADEME pour son financement des projets Boat, AF Filières (appel à projets Graine, 2016) et Scalable (appel à projets Graine 2019), et les participants à ces projets, qui ont permis des échanges ayant nourri cet article.
Les auteurs remercient également les relecteurs de la revue INRAE Productions Animales et des 3R qui ont permis d'améliorer le manuscrit et d'aller plus loin notamment dans la clarification des notions de bioéconomie, économie circulaire, bioéconomie circulaire, et les potentiels pour l'élevage.
Notes
- Cet article est issu d’une synthèse invitée présentée aux 26es Journées Rencontres Recherches Ruminants des 7-8 décembre 2022 (Madelrieux et al., 2022).https://agriculture.gouv.fr/une-strategie-bioeconomie-pour-la-france-plan-daction-2018-2020https://agriculture.gouv.fr/telecharger/95176https://www.lacooperationagricole.coop/media/4373/downloadhttps://agriculture.gouv.fr/la-bioeconomie-nouvelle-vision-du-vivant
- https://boku.ac.at/en/wiso/sec/research/gesellschaftlicher-stoffwechselhttps://www.collectiftricolor.org/https://idele.fr/spicee/
- https://www.gis-avenir-élevages.org/Actions-thematiques/REVE-Reconnexion-Élevage-VEgetal
- Au Japon, cette loi sur le recyclage alimentaire est entrée en vigueur en 2007. Elle exige que les émetteurs de déchets alimentaires recyclent leurs déchets alimentaires en compost, en aliments pour animaux, en biogaz ou en utilisant efficacement la chaleur de l'incinération. Elle exige également que les industries alimentaires achètent des produits agricoles qui utilisent des produits dérivés des déchets alimentaires, comme le compost et les aliments pour animaux. Et du côté des producteurs, un label spécifique "Ecofeed" se développe avec des prémiums pour encourager les éleveurs porcins à utiliser les aliments issus du recyclage.
- Dans ce cas, les gains d'efficience dans l’utilisation de la ressource (charbon) sont liés aux améliorations techniques des machines à vapeur. Ils ne se sont pas traduits par une réduction de la consommation de charbon, mais au contraire par son augmentation, avec des impacts négatifs sur l'environnement.
Références
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- Allain S., Ruault J.F., Moraine M., Madelrieux S., 2022. The ‘bioeconomics vs bioeconomy’ debate : Beyond criticism, advancing research fronts. Environ. Innov., Societal Transitions, 42, 58-73. doi:10.1016/j.eist.2021.11.004
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Résumé
Bioéconomie et économie circulaire sont devenues des stratégies clés en Europe à partir des années 2000, visant à s'affranchir des énergies fossiles. L'agriculture se retrouve ainsi au cœur d'enjeux multiples : alimentation, santé, énergie, biomatériaux. Si certains s'accordent pour dire que bioéconomie et économie circulaire ont un important potentiel pour contribuer aux objectifs de développement durable et à l’Accord de Paris sur le climat, les critiques sont nombreuses, notamment du fait de l'absence de questionnements ou de preuves des liens entre bioéconomie/économie circulaire et soutenabilité. Dans cet article, nous prendrons comme point de départ les définitions institutionnelles de ces deux notions, pour mieux situer les principales critiques qui en sont faites, mais aussi les potentiels. Nous donnerons des illustrations dans le secteur de l'élevage. Ces critiques servent d'outil pour décortiquer les hypothèses cachées, les conséquences non envisagées, et réévaluer ce qui, autrement, pourrait être considéré comme acquis, pour discuter des priorités afin que bioéconomie et économie circulaire puissent être de réels moyens d'atteindre une société soutenable, et la place que peut y tenir l'élevage.
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