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Regards croisés entre éleveurs et citoyens français : vision des citoyens sur l’élevage et point de vue des éleveurs sur leur perception par la société

Chapeau

Aujourd’hui les activités d’élevage suscitent de nombreux débats dans la société. Dans le cadre du projet ACCEPT, des enquêtes qualitatives (focus groups, entretiens) et quantitatives (questionnaires) ont permis d’identifier les attentes des citoyens français vis-à-vis de l’élevage, ainsi que le regard que portent les professionnels de l’élevage sur ces attentes.

Introduction

Depuis quelques années, l’élevage français fait fréquemment l’objet d’interpellations de la part de la société. Qu’ils concernent son impact environnemental, les risques sanitaires ou le traitement des animaux, ces questionnements interrogent, plus largement, la place de l’élevage dans une société de plus en plus concernée par son alimentation et la manière dont celle-ci est produite.

Pour comprendre ce phénomène et éclairer les acteurs agricoles sur les évolutions sociales à l’œuvre, les Instituts Techniques des filières Animales[1] réalisent depuis près de dix ans de nombreux travaux et programmes de recherche multi-partenariaux visant à analyser les représentations de l’activité d’élevage qui coexistent au sein de la société. Pour cela, ils ont conduit plusieurs études qualitatives et quantitatives auprès de multiples groupes d’acteurs, qu’il s’agisse d’associations, de consommateurs, de professionnels de l’élevage (éleveurs, industriels, commerciaux…), ou de simples citoyens. En s’appuyant plus particulièrement sur une synthèse des travaux du GIS « Elevages Demain » (Delanoue et al., 2014), du projet CASDAR « ACCEPT » (Roguet et al., 2015a ; Roguet et al., 2015b ; Delanoue et Roguet, 2015), du programme ANR « COSADD » (Dockès et al., 2011) et du projet européen « Welfare Quality » (Kjaernes et al., 2007), cet article montre d’une part la diversité des attentes des citoyens envers l’élevage, et d’autre part la perception qu’ont les éleveurs de ces attentes.

Ces projets ont des finalités différentes, mais s’intéressent conjointement à toutes les filières animales d’herbivores et de granivores. Le programme de recherche européen « Welfare Quality », conduit au début des années 2000, aide à comprendre les points de vue des différents acteurs de la société vis-à-vis du bien-être animal, analyse les démarches de qualité intégrant cette thématique et propose une méthode d’évaluation du bien-être des animaux en élevage. Le programme COSADD, financé par l’ANR et piloté par l’INRA à la fin des années 2000, propose des critères de sélection animale cohérents avec une perspective de développement durable et identifie les attentes des acteurs des filières et des associations citoyennes vis-à-vis de l’élevage. Le projet ACCEPT, piloté par l’Ifip et financé par le CASDAR entre 2014 et 2017, analyse la controverse autour de l’élevage, en France et dans cinq autres pays européens, en croisant différents types d’approches afin d’outiller la réflexion des filières d’élevage. Ces différents projets à caractère sociologique, mêlant des approches qualitatives et quantitatives, aident à mieux comprendre les points de vue et représentations des éleveurs, des acteurs des filières, et des citoyens sur l’élevage, les pratiques à l’œuvre et les enjeux auxquels ce dernier est confronté, afin de favoriser un dialogue plus constructif entre acteurs.

Pour présenter et contextualiser le processus de la controverse autour de l’élevage, nous effectuerons tout d’abord un retour sur les évolutions historiques des relations entre élevage et société, puis nous expliquerons les méthodes d’analyse utilisées. Nous présenterons ensuite plus précisément les principales attentes de la société sur l’élevage, en les mettant en regard de la manière dont elles sont perçues par les éleveurs. Enfin nous présenterons une typologie représentations sociales vis-à-vis de l’élevage et analyserons la façon dont ces visions sont présentes dans la société, et dans le monde de l’élevage.

1. Cadrage théorique, méthodologique et historique

Les différents travaux visant à analyser les relations entre élevage et société se sont, pour la grande majorité d’entre eux, appuyés sur des approches qualitatives issues de la sociologie. Plusieurs concepts ont été mobilisés pour comprendre les phénomènes sociaux dont, récemment, ceux d’acceptabilité sociale et de controverse que nous présentons et discutons ici. Ces débats sont le résultat d’un long processus de questionnements autour de la place de l’élevage dans la société, de ses effets sur l’environnement, de la condition animale et des pratiques de l’industrie agro-alimentaire.

1.1. Approche sociohistorique : évolutions des relations entre élevage et société

a. Une place de l’élevage qui s’est marginalisée au sein de la société

Depuis les années 1950, l’agriculture française a connu de profonds bouleversements. Le nombre d’exploitations agricoles a été divisé par quatre et la part de la population active agricole dans l’emploi total en France est passée de 33 à environ 3% entre 1955 et 2010 (Desriers, 2007). Pour Hervieu (2002), cette diminution de la part des agriculteurs au sein de la population française est un facteur explicatif d’une crise identitaire qui touche nombre d’entre eux : « la paysannerie, en France, n’est pas un groupe social comme les autres. C’est un milieu chargé d’une épaisseur démographique et historique. Le jour où ce groupe s’est aperçu qu’il était une petite minorité parmi d’autres et que l’unité nationale ne reposait plus exclusivement sur lui, un immense malaise s’est installé. […] Autrefois garant de la survie de la communauté, l’agriculteur voit désormais son statut ramené au même niveau que celui de ses concitoyens : son métier n’est plus qu’un métier parmi d’autres ». Libérée de la crainte de manquer de nourriture, la population a peu à peu banalisé l’activité de production alimentaire. Cette banalisation et cet éloignement de la paysannerie par l’urbanisation ont conduit à une abstraction de l’alimentation (produits alimentaires transformés), à une ignorance du monde agricole et à une incompréhension entre agriculteurs et autres citoyens.

Depuis les années 1980, le rural est de plus en plus synonyme, pour la société, de campagne, de paysage naturel et de patrimoine à préserver : l’activité agricole n’est plus seulement en recul dans les faits mais aussi dans les représentations (Mathieu, 1998). Dans l’esprit des urbains, désormais majoritaires en nombre, les agriculteurs représentent « les seuls dépositaires de la relation entre l’Homme et la nature » (Hervieu, 2002). L’activité agricole est davantage associée à une activité de gestion de la nature qu’à une activité de production. Le rural est vu comme idyllique, naturel, convivial et alternatif face à la ville encombrée et polluée, mais rassemblant emplois, services et loisirs culturels. La campagne est devenue peu à peu le lieu de résidence d’habitants travaillant en ville et revendiquant ce choix de cadre vie « naturel ». Mais cette vision romantique se trouve souvent confrontée aux pratiques de l’agriculture moderne qui cherche au contraire à se libérer des contraintes naturelles, par la mécanisation et l’automatisation par exemple (Hervieu, 2002). Un décalage fort s’opère aujourd’hui entre les représentations idylliques du rural et du métier d’éleveur et les réalités de l’agriculture, contribuant localement à l’émergence de conflits de voisinage et d’usage entre éleveurs et autres riverains.

L’agriculture est passée progressivement d’un monde organisé autour de ses propres valeurs et relativement isolé du reste de la société, à une activité comme une autre ou presque, soumise au regard de tous. Les agriculteurs eux-mêmes cherchent d’ailleurs de plus en plus à décrire leur métier par comparaison à celui des autres acteurs sociaux (entrepreneur, ouvrier, travailleur indépendant…) et pas seulement par rapport à leurs propres normes (Couzy et Dockès, 2006).

b. Une prise de distance par rapport aux pratiques du modèle intensif dominant

La modernisation agricole soulève dès sa mise en œuvre dans les années 1950 des inquiétudes et entraine de nombreux débats, au départ au sein de la communauté agricole. Alors que les professionnels de l’aval encouragent les agriculteurs à se moderniser et s’automatiser, les syndicats des filières avicoles soutiennent le modèle fermier familial, en soulignant ses avantages économiques et humains et en mettant en doute la compétitivité du modèle productiviste. À l’initiative de producteurs de volailles souhaitant valoriser leurs méthodes de production (plein air, abattage tardif, alimentation locale…), la loi d’orientation agricole de 1960 institue les Labels Rouges et les définit comme « des marques collectives attestant […] qu'un produit agricole […] possède un ensemble distinct de qualités et caractéristiques spécifiques […] établissant un niveau de qualité. Ce produit doit se distinguer des produits similaires de l'espèce habituellement commercialisés par ses conditions particulières de production, de fabrication et, le cas échéant, par son origine »[2] . Les poulets des Landes obtiennent le premier Label Rouge en 1965, et une différenciation des productions par rapport aux produits standards se met en place.

Une quinzaine d’années plus tard, les projecteurs sont mis sur l’impact environnemental de l’élevage. Le rapport Hénin pointe pour la première fois en 1980 la pollution diffuse des eaux par les nitrates d’origine agricole. La loi de 1983 institue ensuite le passage par une enquête publique pour « la réalisation d'aménagements, d'ouvrages ou de travaux […] lorsqu'en raison de leur nature, de leur consistance ou du caractère des zones concernées, ces opérations sont susceptibles d'affecter l'environnement »[3]. Ces nouveaux espaces de concertation donnent la possibilité à la population de s’exprimer sur la légitimité de projets d’élevage et rendent la communauté rurale non agricole partie prenante de l’évolution de l’agriculture. C’est le début d’une longue une série de mises en cause de l’agriculture quant à ses impacts environnementaux et de règlementations visant à limiter les pollutions. Le rapport Hénin conduira, en 1984, à la création du CORPEN (Comité d’Orientation pour la Réduction de la Pollution des Eaux par les Nitrates provenant des activités agricoles), puis, en 1991, la Directive Nitrates sera mise en place pour limiter les rejets azotés des exploitations agricoles (Directive 91/676/CEE du Conseil, du 12/12/91). Dans les années 1990 puis, plus encore, dans les années 2000 suite à la publication du rapport « Livestock’s Long Shadow » par la FAO (Steinfeld et al., 2006), c’est la contribution de l’élevage à l’effet de serre qui gagne du terrain dans le débat public : les élevages de ruminants sont pointés du doigt quant à leurs rejets naturels de méthane dans l’atmosphère.

c. Des préoccupations anciennes pour la condition animale

La protection des animaux est engagée au niveau législatif à la fin des années 1950, avec la suppression du caractère public dans les sanctions applicables aux mauvais traitements infligés aux animaux[4]. Puis, en 1963, les actes de cruauté envers les animaux sont constitués en délits[5]. Les mutations survenues dans les sociétés occidentales actuelles, avec le développement de l’urbanisation, augmentent le nombre de citoyens n’ayant de rapport à l’animal que par leurs liens affectifs avec leur animal de compagnie. « Cette référence conduit un nombre croissant de citadins (et de ruraux non agriculteurs) à juger les pratiques d'élevage, l'attitude des chasseurs et le traitement des animaux de laboratoire à l'aune de leur modèle : celui de l'animal familier » (Larrère et Larrère, 1997). Ce décalage dans la façon dont sont traités les animaux d’élevage par rapport aux animaux de compagnie contribue à donner naissance, dans les années 1970, à un militantisme anglo-saxon en faveur de l’abolition de l’élevage. Deux ouvrages fondateurs servent de base à ces réflexions abolitionnistes : « La Libération animale » de P. Singer en 1975 (Singer et al., 2012), et « Les Droits des animaux » de T. Regan en 1983 (Regan, 2013). Si cette mouvance anti-élevage n’a, à l’époque, que peu d’écho en France, on observe tout de même des réflexions morales sur la légitimité de l’alimentation carnée : s’« abstenir de les manger tous » en adoptant des animaux de compagnie que l’on garde oisifs et que l’on aime ; et éloigner les animaux que l’on mange, les rendre anonymes, les tuer « dans des abattoirs automatisés et aseptisés, moins culpabilisants », manger des aliments déconnectés de l’animal car transformés et « méconnaissables par l’aspect et le nom » (rôti, steak…) (Digard, 1990).

En France, les associations pour la défense des animaux d’élevage se situent plutôt dans une volonté d’amélioration de leurs conditions de vie ; on les dit welfaristes (de l’anglais « welfare » qui signifie « bien-être »). Première association française dédiée à la protection des animaux d’élevage, l’OABA (Œuvre d’Assistance aux Bêtes d’Abattoirs) est créée en 1961. Elle lutte surtout, au départ, pour l’amélioration des méthodes d’abattage et l’instauration d’une obligation d’étourdissement des animaux avant leur mise à mort. La PMAF (Protection Mondiale des Animaux de Ferme), qui travaille davantage sur les pratiques d’élevage, est créée en 1994. Mais, plus récemment, c’est l’association abolitionniste L214 qui a réussi à s’imposer en leader du militantisme contre l’élevage, notamment grâce à des campagnes très médiatisées basées sur des dénonciations de mauvaises pratiques dans des élevages ou des abattoirs diffusées dans les années 2010.

d. Les crises de la vache folle : une fracture récente entre élevage et société

La diffusion de cas d’Encéphalopathie Spongiforme Bovine (ESB), durant les années 1990, marque une évolution majeure dans la perception de l’élevage par la société, en révélant le hiatus existant entre le monde de l’élevage et son évolution avec le reste de la société (Lossouarn, 2012). La crainte de la maladie, associée à la découverte de pratiques d’élevage et d’alimentation des animaux qui suscitent l’indignation des consommateurs, entraîne une diminution forte de la consommation de viande bovine dans les mois qui suivent. L’administration de farines animales dans la ration d’animaux herbivores est perçue comme une transgression immorale de la nature, comme une forme de cannibalisme imposée aux animaux (Lévi-Strauss, 2001). La viande bovine cristallise alors les méfiances envers les filières de production animales modernes, perçues comme prêtes à violer l’ordre naturel pour des raisons économiques.

Les crises de 1996 et 2000 engagent un débat sur les pratiques d’élevage dans lequel un plaidoyer pour un retour vers des techniques de production traditionnelles et naturelles prend de l’importance (Masson et al., 2003). Plus qu’une panique irrationnelle ou une psychose, la renonciation à la viande de bœuf est alors un véritable acte de protestation militant, un évitement raisonné de produits jugés dangereux et immoraux (Barbier, 2003). L’ESB a engendré une crise de confiance durable de la part des consommateurs envers la viande bovine et les acteurs de la filière, et plus généralement envers l’industrialisation de l’agriculture. Par la suite, les actions de ces derniers ont eu pour objectif la restauration de cette confiance par la mise en place d’un système de traçabilité pour tous les bovins, d’une différenciation des produits liée à l’origine, à la race, ou à certaines caractéristiques d’élevage comme le respect du bien-être animal (Sans et Fontguyon, 1999).

1.2. Différentes approches pour analyser les perceptions des éleveurs et des citoyens : de l’acceptabilité sociale à la sociologie des controverses

a. L’acceptabilité sociale des projets des éleveurs

Les conflits entre agriculture et société ont souvent été abordés à travers la notion d’acceptabilité sociale (Raufflet, 2014 ; Batellier, 2016). L’objectif de ces travaux, dont l’échelle d’analyse se situe autour d’un territoire proche de l’exploitation, est de comprendre ce qui amène des populations locales à se mobiliser contre la réalisation d’un projet d’élevage. Les éleveurs porteurs de projets d’installation ou d’agrandissement sont, en effet, de plus en plus souvent confrontés à des difficultés d’acceptation de leur projet. Cette difficulté croissante renvoie à différents facteurs : les transformations des attentes des populations rurales, notamment en ce qui concerne leur cadre de vie : l’émergence d’une société multi-acteur et favorisant l’expression des points de vue au travers de dispositifs comme l’enquête publique ; le manque de vigilance des porteurs de projets qui ne se préoccupent parfois pas suffisamment de connaître les points de vue des autres acteurs locaux.

Pour Caron-Malenfant et Conraud (2009), l’acceptabilité sociale est théoriquement le résultat d’un processus durant lequel les parties prenantes ont co-construit les conditions à respecter pour qu’un projet s’intègre dans son milieu naturel et humain. Une analyse coût-bénéfice en est un préalable, pour trouver l’équilibre entre les désagréments posés par un projet pour les uns et les bénéfices qu’il apporte aux autres. Ce calcul, effectué par chaque partie prenante, va dépendre de sa perception individuelle des impacts, potentiels ou avérés, du projet en question. Et cette perception est elle-même influencée par l’héritage socioculturel (tradition cartésienne, chrétienne…), les connaissances et la compréhension des enjeux, le mode de vie (urbain, rural…) et, surtout, par le degré de confiance dans les porte-paroles impliqués dans les discussions.

Malgré cette définition qui présente l’acceptabilité sociale comme un levier démocratique, ce concept, s’il est souvent employé dans les pratiques gestionnaires et managériales, est peu utilisé en sociologie en raison du déséquilibre qu’il introduit de fait dans les positions des différentes parties prenantes. En effet, il identifie d’un côté les acteurs légitimes à définir et faire accepter un projet et, de l’autre, les acteurs à convaincre du bien-fondé du projet : il y a, en d’autres termes, ceux qui s’opposent au projet et ceux qui le défendent, les « pour » et les « contre ». Il peut donc être utilisé comme un moyen d’imposer un modèle de pensée dominant, au détriment d’opposants minoritaires par leur nombre ou leur possibilité de s’exprimer et d’agir. En particulier, l’acceptabilité sociale est souvent pensée à travers le concept de NIMBY (pour « Not In My Back Yard », littéralement « pas dans mon jardin ») : une personne ou un groupe qui s’oppose à l’implantation d’un projet, généralement d’ordre collectif mais générant des nuisances, au nom d’un intérêt particulier (Trom, 1999). Pour les porteurs de projet, les populations réticentes, qu’ils qualifient de nymbistes, ne comprennent pas la portée générale du projet et réagissent de manière « irrationnelle ». Or, comme le rappellent Barbier et al. (2013), cette approche souffre de plusieurs limites importantes. En premier lieu, « elle tient pour acquise la labellisation d’intérêt général attribuée au projet, alors que celle-ci est en réalité l’objet d’âpres contestations et négociations ». Ensuite, elle minimise l’expertise des nymbistes, dont l’analyse des risques liés au projet et les préoccupations relatives aux impacts sont souvent plus larges et moins égoïstes que ne l’imaginent les porteurs de projet. Enfin, tout comme l’approche managériale, elle ne prend pas en compte la mise en cause de la procédure de décision elle-même : « le sentiment d’avoir été méprisé et de ne pas avoir eu la possibilité de donner son avis pourra provoquer une indignation susceptible de s’exprimer publiquement » (Barbier et al., 2013). Plus généralement, nymbisme et acceptabilité sociale opposent un modèle rationnel-légal, représenté par la science et la politique, à de nouveaux acteurs revendiquant le droit de s’exprimer dans la sphère publique.

Dans le cas de l’élevage, analyser l’acceptabilité sociale d’un projet (d’agrandissement ou d’installation par exemple) est un outil pour se prémunir contre la survenue d’un conflit local avec les riverains, mais le concept ne permet pas de comprendre plus largement les raisons profondes qui amènent des citoyens à s’opposer à l’élevage (Grannec et al., 2017). Cette approche managériale s’inscrit, en outre, dans le court terme et ne cherche pas à construire des relations de confiance solides sur le long terme, pourtant indispensables à la cohésion sociale locale et au soutien de l’élevage par la société (Delhoume et Caroux, 2014).

b. L’apport de la sociologie des controverses

Pour éviter les écueils de la notion d’acceptabilité sociale, les conflits entre élevage et société peuvent être pensés à travers le concept de controverse. Lemieux (2007) définit une controverse comme un conflit triadique, c’est-à-dire impliquant deux adversaires et un public qui va les départager. L’enjeu, pour les acteurs-adversaires, va donc être de défendre leurs intérêts et de rallier le public à leur cause.

Depuis les années 1980, de nombreux sociologues ont noté une tendance de l’opinion publique à remettre en cause l’impartialité des scientifiques et des politiques : les « experts » sont suspectés de défendre leurs intérêts personnels, ou bien ceux de lobbies puissants, et non l’intérêt général. Dans cette société moderne où les institutions comme l’Etat ou la science ne sont plus aussi déterminantes dans l’attribution de sens commun, l’absence de consensus social entraine l’émergence points de vue concurrents portés par différents acteurs : c’est la controverse (Beck, 1986). Pour Callon (1986), une controverse est donc un processus créatif qui va permettre à la société de rétablir un sens commun : elle participe en cela au processus de construction des connaissances.

Stratégiquement, le caractère public de la controverse impose de la part des adversaires un contrôle de leur comportement pour éviter l’auto-discréditation (admettre d’être critiqué, se corriger, ne pas répondre, oser contredire publiquement, convaincre…). Certains d’entre eux vont tenter de rendre le débat visible au public ou, au contraire, de le contenir au sein d’un groupe « officiel » représenté par les acteurs s’identifiant comme légitimes à débattre (et excluant les autres de fait). Certains adversaires, par prudence ou volonté de contrôle, pratiquent ainsi la rétention d’information ou la dissimulation ; tandis que d’autres, par conviction ou sentiment d’injustice, vont chercher à divulguer les informations et dénoncer publiquement (Lemieux, 2007). Les adversaires vont aussi tenter de susciter l’émotion du public pour l’amener à s’engager ou à soutenir la cause défendue (Traïni, 2011). Dans le cas de l’élevage, ces « dispositifs de sensibilisation » (Traïni, 2011) sont notamment mis en œuvre par certaines associations de protection animale (et souvent par les associations abolitionnistes), qui réalisent des mises en scènes théâtralisées et avec un fort impact visuel afin d’amener le public à prendre conscience de la mise à mort des animaux.

Dans une controverse, l’accès aux médias est donc crucial pour les adversaires, car il est un moyen de faire parvenir leurs arguments au public. L’ensemble de la société ayant aujourd’hui facilement accès au contenu des médias (télévision, radio, presse écrite, réseaux sociaux…), ils sont des outils déterminants pour tous les acteurs qui cherchent à diffuser très massivement leur message et expliquer la cause qu’ils défendent. La mise en lumière de conditions d’élevage inacceptables, par la diffusion de vidéos tournées en caméra cachée, est ainsi utilisée par certaines associations pour faire pression sur les acteurs de l’élevage, les décideurs politiques et la grande distribution et inciter les citoyens-consommateurs à modifier leurs comportements (d’achat, de vote, de soutien aux associations…).

Pour analyser ces controverses autour de l’élevage, il s’agit donc de décrire les acteurs engagés dans le débat, les rapports de force en jeu, les arguments échangés, et les publics concernés. Dans cette optique, l’observateur de la controverse doit être impartial vis-à-vis des arguments utilisés par les adversaires et ne doit privilégier aucun point de vue (Callon, 1986), en les considérant de manière équivalente, ou « symétrique » (Bloor, 1983). « Symétriser signifie réhabiliter les perdants de l’histoire contre les vainqueurs qui font passer les petits comme sans raison, comme irrationnels et déraisonnables » (Pestre, 2007). Appliquer ce principe de symétrie permet de se prémunir contre le risque de considérer comme anecdotiques ou confus des arguments ou décisions qui pourraient finalement s’avérer cruciaux dans l’évolution du conflit (Akrich et al., 1988).

Les travaux du GIS Elevages Demain et du projet ACCEPT ont conduit à classer des débats de la controverse autour de l’élevage en quatre grands thèmes : l’environnement, le bien-être animal, la santé et l’organisation de l’élevage (tableau 1).

Tableau 1. Débats et remises en cause de l'élevage en France (Delanoue et Roguet, 2015).


Environnement

Bien-être animal

Santé

Organisation de l’élevage

Émission de gaz à effet de serre

Définition

Utilisation d’antibiotiques

Système intensif

Pollution de l’eau

Condition de vie des animaux

Risques d’épizooties et de zoonoses (maladies)

Concentration géographique des élevages

Alimentation des animaux et utilisation des terres

Prise en charge de la douleur

Nuisances (odeurs, bruits…)

1.3. Un croisement de résultats qualitatifs et quantitatifs

a. L’approche qualitative : entretiens semi-directifs et focus groups

L’entretien semi-directif est un mode de recueil de données très utilisé en sociologie. Réalisé idéalement en binôme (un enquêteur et un enquêté), il laisse à la personne enquêtée la liberté d’organiser son discours comme elle le souhaite, en réponse à des questions ouvertes posées par l’enquêteur. Cette approche permet de recueillir une expression fine et détaillée des points de vue, vise une représentativité de la diversité des opinions (et non une représentativité statistique) et offre ainsi la possibilité d’appréhender les différentes représentations des interlocuteurs sur l’élevage (Kaufmann, 2011).

Environ 200 éleveurs ont été rencontrés entre 2000 et 2017 et questionnés d’une part sur les relations entre éleveur et animal, et d’autre part sur les relations entre éleveurs et autres acteurs de la société (Kjaernes et al., 2007). Entre 2007 et 2009, une soixantaine de responsables d’organismes de sélection et de contrôle de performance, de groupements de producteurs, d’entreprises de la distribution (boucherie artisanale et grandes surfaces), de la restauration hors foyer, d’associations de consommateurs, de citoyens et d’experts de la consommation ou de filières ont été rencontrés (Dockès et al., 2007). Enfin, dans le projet ACCEPT, environ 70 entretiens ont été conduits entre 2013 et 2016, en France (40) et dans cinq autres pays de l’Union Européenne (30), auprès de professionnels des filières d’élevage (interprofessions, syndicats, acteurs du développement, éleveurs), d’associations de protection des animaux et de l’environnement, de journalistes et de distributeurs pour recueillir leur point de vue sur les controverses autour de l’élevage et/ou les conflits locaux engendrés par des projets d’élevage.

Par ailleurs, une quinzaine de focus groups, des groupes d’échange composés d’une dizaine de participants chacun, ont également été réalisés entre 2007 et 2017 dans le cadre de ces différents projets pour mettre en discussion différents acteurs, d’origines professionnelles et géographiques et d’expériences variées, sur les relations entre élevage et société. Ces débats interactifs ont fait émerger des questionnements originaux et des pistes de solutions innovantes. Les discussions, dans les groupes organisés dans le cadre du projet « Welfare Quality », ont porté sur la vision de l’élevage et du bien-être animal par les consommateurs (Poulain et al., 2007), ainsi que sur les changements attendus à la fois par les citoyens vis-à-vis des pratiques des éleveurs mais aussi par les éleveurs vis-à-vis de la connaissance et de la vision de leurs métiers par les citoyens. Si ces groupes réunissaient plutôt des citoyens ou des éleveurs séparément, le projet ACCEPT a organisé trois focus groups en 2017 associant éleveurs et citoyens pour observer la manière dont le dialogue se noue et les arguments s’échangent. Pour cela, les participants (citoyens comme éleveurs) ont été invités à choisir des photographies au sein de trois corpus d’une trentaines de photos représentant des situations communes en élevage : un pool de photos montrant des animaux en extérieur, un autre montrant des animaux en bâtiment, et un dernier montrant des interventions humaines pratiquées sur les animaux. Les citoyens ont commenté les photographies qui leur convenaient le mieux, ou au contraire celles qu’ils appréciaient le moins, ce qui a servi de base de discussion avec les éleveurs qui leur ont apporté des explications techniques.

b. L’approche quantitative : questionnaires et sondages

Parallèlement à ces travaux qualitatifs, des enquêtes quantitatives ont également été réalisées. Le projet « Welfare Quality » a ainsi utilisé l’outil « Eurobaromètre » pour réaliser un sondage auprès de 1 000 citoyens de chaque pays européen. Dans le cadre du projet ACCEPT, un sondage a été effectué en 2016 auprès de la population française (Dockès et al., 2017), pour quantifier ses représentations et son niveau de satisfaction vis-à-vis de l'élevage français, son opinion sur un certain nombre de pratiques contraignantes pour les animaux, et les objectifs qu’il assigne à l’élevage et aux filières françaises. Le questionnaire a été administré par l’Ifop sur Internet auprès d’un panel de 2 000 citoyens représentatifs de la population française (méthode des quotas). Les tris à plat et analyses croisées de segments de la population ont d’abord permis de comprendre les points de vue des citoyens et de repérer les segments de population caractérisés selon leurs réponses. Ensuite, une première typologie a été construite, via une Analyse des Correspondances Multiples (ACM) suivie d’une Classification Ascendante Hiérarchique (CAH). La classification proposée a ensuite été combinée avec les approches qualitatives précédentes pour préciser une typologie : les enquêtes qualitatives nous ont permis d’identifier des réponses potentielles caractéristiques à chaque type, qui ont servi de base à la définition d’« archétypes ». Par une méthode de typologie par agrégation (Perrot et Landais, 1993), les individus ont été affectés à chacun des « archétypes » ainsi définis. Les profils présentés ici seront ceux issus de la méthode par agrégation. Toutes les analyses ont pris en compte la pondération des individus, fournie par l’institut de sondage Ifop, permettant de rendre les résultats obtenus représentatifs de la population française.

Face au constat d’un décalage entre les pratiques communément mises en œuvre en élevage et les perceptions qu’en ont les citoyens, et en particulier les plus jeunes, une autre enquête a été réalisée[6] en 2014 auprès de 1 083 élèves de terminale (72% baccalauréat général, 23% agricole, 5% autre) pour recueillir leurs perceptions et attentes sur l’élevage (Roguet et al., 2015b).

2. Réflexions croisées autour des attentes principales de la société

Le croisement des différentes études visant à analyser les relations entre élevage et société a mis en lumière les attentes principales de la société envers l’élevage : le respect du bien-être animal, un attachement au caractère paysager et naturel de l’activité, et une vision traditionnelle du métier. Ces attentes ne sont pas toutes comprises, ni même perçues, par les éleveurs, ce qui exacerbe parfois les incompréhensions mutuelles. Toutefois, nombre d’entre eux partagent de fait la plupart de ces préoccupations.

2.1. Condition animale, environnement et naturalité mis en débat

a. Une bonne image générale des éleveurs

L’enquête réalisée en 2014 auprès de 1083 élèves de terminale, dans le cadre du projet ACCEPT, montre que les élèves ont une bonne image de l’élevage : seuls 10% d’entre eux en ont une image « mauvaise » ou « très mauvaise ». Deux-tiers d’entre eux ont une opinion de l’éleveur plutôt positive ou neutre mais ils considèrent le métier d’éleveur comme peu rentable, surtout eu égard au temps de travail, estimé très élevé. Le rôle social de l’élevage est apprécié par les jeunes et 96% d’entre eux pensent qu’il est important de préserver l’élevage en France. Les préoccupations des lycéens sur l’élevage concernent le bien-être animal en premier lieu (80%) devant la protection de l’environnement (54%) et la fourniture de produits alimentaires (48%). Ces résultats confirment ceux obtenus dans d’autres enquêtes quantitatives, qui montrent la bonne image dont bénéficient les agriculteurs : selon un sondage Ipsos Respect’IN réalisé en novembre 2013, 80% des citoyens déclarent avoir confiance en les agriculteurs, ce qui les place en seconde position juste derrière les associations de consommateurs (90%) mais devant les experts scientifiques (72%), les ONG (62%), les journalistes (35%) ou les industriels de l’agro-alimentaire (24%). Il est cependant à noter que cette bonne image semble s’effriter, les deux chiffres ci-dessus étaient par exemple respectivement à 88 et 68% en 2010. Ces chiffres montent également que les éleveurs eux-mêmes jouissent d’une meilleure image que leur activité, « l’élevage ».

Le sondage Ifop/ACCEPT réalisé auprès de citoyens français en 2016 montre également que 60% d'entre eux sont satisfaits de l'entretien des paysages par les éleveurs, ce que confirme le choix de photos fait par les citoyens dans le cadre des focus groups ACCEPT, montrant des animaux et des éleveurs au sein de paysages entretenus par l’élevage (montagnes, bocages, bords de rivières). Lors de ces groupes de discussion, les citoyens se sont montrés largement intéressés par le sujet de l’élevage en général, comme le montre la richesse des échanges et des thématiques abordés. Ils étaient particulièrement sensibles aux conditions de travail et de revenus des éleveurs, à la qualité de leurs relations avec leurs animaux, mais aussi intéressés par les modes de production et les circuits de commercialisation. Leur écoute des enjeux, des pratiques, des questionnements des éleveurs a montré leur intérêt et leur empathie pour ces derniers. À la fin des ateliers, les citoyens ont exprimé à la fois la demande d’une meilleure communication sur le métier et le mode de production des produits animaux, considérés comme mal connus et avec une image déformés par les médias, et aussi un refus de la disparition de l'élevage.

Enfin, les travaux effectués sur des conflits locaux autour de projets d’élevage (Grannec et al., 2017) ont notamment montré que les critiques émanant des citoyens s’opposant à l’éleveur portent principalement, à l’échelle locale, sur les craintes de nuisance et ne remettent que très rarement en question le bien-fondé de l’activité. Les arguments plus généraux autour de l’impact environnemental de l’élevage ou de la condition animale n’interviennent le plus souvent que dans un deuxième temps, quand le conflit tant à se cristalliser et que les citoyens ont le sentiment que leurs demandes ne sont pas entendues.

b. Priorité au plein air et à l’absence de douleur chez les animaux

Les préoccupations principales des citoyens qui ressortent des études citées précédemment, qu’elles soient qualitatives ou quantitatives, concernent les conditions de vie des animaux d’élevage : accès au plein air et à l’herbe, éclairage par la lumière naturelle, aération, confort des litières, liberté de mouvement et faibles densités d’animaux. Ainsi par exemple dans le sondage réalisé par le projet ACCEPT en 2016, à la question "indiquez sur une échelle de 0 à 10 si cette pratique vous choque ou non (0 pour « Pas du tout » et 10 pour « Enormément »), les citoyens ont attribué en moyenne une note plus élevée aux pratiques liées à l'élevage des animaux en bâtiment (entre 7,68 et 7,45 en moyenne selon l'espèce) qu'à certaines pratiques comme la séparation du veau de sa mère (6,93) ou la caudectomie des porcelets (6,92).

Par ailleurs, une incertitude entoure la possibilité pour les animaux de se sentir « bien », ou non stressés, quand ils sont élevés en bâtiment. Une majorité de citoyens considèrent que l’élevage en bâtiment toute l’année est contraire au bien-être des animaux, car il les empêche selon eux d’exprimer leur comportement naturel, à savoir pouvoir se déplacer librement, brouter l’herbe, fouiller le sol, etc. Ainsi, le sondage Ifop pour ACCEPT présenté ci-dessus montre que 60% des citoyens interrogés considèrent que l'accès au plein air est un enjeu prioritaire pour l'élevage de demain (figure 1), loin devant les réglementations environnementales ou l’exportation.

Figure 1. Évaluation des actions à mener en priorité pour l’élevage par les citoyens (n = 1933). Source : Sondage Ifop pour ACCEPT, juin 2016, traitement Idele.

C'est également ce qu'ont montré les focus groups organisés dans le cadre du projet ACCEPT, lors desquels les photographies d'élevages porcins conventionnels ont été globalement assez mal accueillies : « Cet enfermement-là me dégoûte ! »[7], au contraire, les photographies représentant des animaux en plein air étaient nettement plébiscitées, les citoyens notant que les animaux étaient à « l'état sauvage », « bien », ou représentaient « tout ce qu’on aime ».

Lorsque l’élevage se fait en bâtiment, les citoyens se montrent sensibles à la présence de litières confortable pour les animaux : la paille ou le sol naturel, moins durs pour les pattes des animaux et facilitant l’expression de leurs comportements naturels (notamment fouisseur pour les porcs). Ils préfèrent également les élevages ouverts sur l’extérieur, où les animaux peuvent éventuellement regarder dehors, respirer l’air frais et profiter de la lumière naturelle. Les photos représentant des bâtiments éclairés artificiellement ont été le plus souvent mal accueillies, alors que les bâtiments ouverts vers l'extérieur étaient plus appréciés (surtout en élevage bovin). Les bâtiments en bois étaient également plus appréciés que ceux qui présentaient du métal et des tuyaux, qui sont associés à un élevage plus industriel. Enfin, le grand nombre d’animaux dans les exploitations choque souvent les citoyens, en particulier en élevage avicole. Là encore, l’élevage plein air est opposé, dans leurs discours, à l’élevage intensif en bâtiment.

Les discours lors des focus groups montrent aussi que des préoccupations concernent la douleur provoquée par la réalisation de certaines interventions sur les animaux : écornage des bovins (ou autres ruminants cornés), coupe des queues des porcelets, etc. Ces interventions sur les animaux semblent plus acceptables par les citoyens lorsque les raisons de leur mise en œuvre sont explicitées par des éleveurs et à la condition que la douleur soit prise en charge (anesthésie et/ou antalgiques). Une partie des citoyens et des militants associatifs estiment en revanche que ces interventions sont le signe que les animaux ne sont pas élevés dans des conditions conformes à leurs besoins et que dans des systèmes plus « naturels » il ne serait pas nécessaire d’y avoir recours.

Des inquiétudes ont également été exprimées aussi autour de la reconnaissance de douleurs « psychologiques » éprouvées par les animaux, par exemple lors de la séparation des vaches et de leur veau en élevage laitier (ou dans une moindre mesure de l’isolement d’animaux). Les explications des éleveurs sur ces sujets semblent moins facilement convaincre les citoyens qui expriment ce type de préoccupations.

c. Élevage et environnement : entre méfiance et attachement

Des préoccupations entourent l’impact environnemental qu’ont les exploitations d’élevage. Sont à la fois mis en avant une vision négative des nuisances qu’ils peuvent produire, et une vision positive de l’entretien des paysages auquel ils contribuent.

Les nuisances ressenties au plan local sont principalement l'odeur et le bruit causés par les exploitations d’élevage. Elles sont particulièrement mises en avant au moment de débats avant l’installation ou l’agrandissement d’un élevage. Les craintes sont exacerbées lorsqu’il s’agit d’exploitations porcines et dans des zones à faible densité d’élevage. Elles se manifestent, parfois violemment, lors des enquêtes publiques dans le cas de créations ou d’aménagements d’élevages.

D’autres préoccupations entourent la question de la pollution de l’eau par les exploitations d’élevage et sont liées à des incertitudes concernant la gestion des rejets animaux (effluents sous forme de lisier ou de fumier) et des produits chimiques utilisés sur les cultures (épandages d’engrais azotés, produits phytosanitaires…). Si toutes les filières d’élevage sont concernées par ces inquiétudes, c’est la production porcine qui est principalement accusée d’être responsable de la prolifération d’algues vertes en Bretagne, en raison de la densité importante de ce type d’élevage dans la région.

Malgré ces inquiétudes, et comme évoqué précédemment, on note dans les discours des citoyens un attachement fort à la présence de l’élevage dans les paysages français. Dans les focus groups organisés dans le cadre du projet ACCEPT, les citoyens étaient sensibles aux photos qui leur étaient présentées représentant des situations d'élevage en plein air, dans des paysages typiques, qu'ils associaient à un élevage traditionnel et à un patrimoine entretenu par les éleveurs.

d. Un métier traditionnel, proche de la nature et viable, opposé à un « élevage industriel » décrié

Les citoyens expriment une vision relativement dichotomique de l’élevage. Ils décrivent d’un côté les élevages qu’ils refusent. Il s’agit de ceux où, pour diverses raisons, on ne prête pas suffisamment d’attention aux animaux, et qui sont alors « sales, efflanqués, mal nourris, en sang ». Les citoyens se montrent convaincus que cette situation est relativement fréquente et manifestent leur soulagement lorsque les éleveurs leur expliquent (comme ce fut le cas pendant les focus groups organisés dans le cadre du projet ACCEPT) que ces situations exceptionnelles sont liées à de rares cas de détresse humaine. Ils refusent également un profil d’élevages qu’ils qualifient « d’industriels », qualificatif choisi par 49% des citoyens interrogés pour décrire l'élevage français dans le sondage Ifop/ACCEPT. Ce terme désigne, dans leurs discours, des élevages où les animaux sont entassés en grand nombre, à l’intérieur sans accès à l’air libre, sans lumière du jour, et où on les épuise avec pour seul objectif de maximiser production et rentabilité. Ce système de production « industriel » est également associé à une déshumanisation du métier d’éleveur : maillon au sein d’une filière segmentée, l’éleveur n’y serait plus maître de son activité, ses façons de produire dictées, son savoir-faire ignoré et la relation humain/animal inexistante. Ils associent l’essor des élevages intensifs à une course au profit qui aurait déshumanisé l’activité, et s’opposent à une conception du métier d’éleveur en tant que chef d’exploitation.

Dans les photos présentées à l'occasion des focus groups ACCEPT, les citoyens ont préféré celles présentant l'éleveur au travail et entouré par un petit nombre d'animaux. Ils plébiscitent un élevage qui produit des animaux « heureux », nourris à partir d’une alimentation « naturelle », dans une structure de dimension « humaine », au sein un paysage entretenu et accueillant, géré par des éleveurs satisfaits de leurs conditions de vie et de revenu. Ainsi nous ont-ils déclaré : « Les bêtes sont bien nourries avec des céréales naturelles. Elles n’ont pas d’hormones, pas de piqûres. Elles reçoivent des aliments naturels, sans OGM, sans hormones, sans farines animales ». Dans ces élevages, les animaux ont la possibilité de sortir et d’avoir suffisamment d’espace : « Des animaux au grand air, en pleine nature, qui ne sont pas les uns sur les autres ». La place de l'humain dans ce métier est importante à leurs yeux, et traduit un attachement fort pour un modèle d'élevage qu'ils qualifient de « traditionnel » et qu'ils associent à des produits de qualité. Pour de nombreux citoyens, l’élevage est donc considéré comme une activité économique « à part » parce qu’en lien avec l’animal, la nature, la terre ou plus globalement le vivant. La rationalité économique d’entreprise industrielle entre en dissonance avec cette conception de la « tradition agricole ». Les échanges avec les éleveurs, lors des focus groups, ont notamment concerné la robotisation : perçu dans un premier temps comme trop éloigné de l'image traditionnelle qu'ils ont de l'élevage, le concept déplaît à priori aux citoyens. Mais les explications des éleveurs, en termes d’allègement du temps de travail notamment, ont eu tendance à les convaincre de l’intérêt de tels dispositifs. Cet exemple illustre bien l’image qu’ont les citoyens du métier d’éleveur : une activité très difficile, où les congés sont rares et la rémunération trop faible eu égard au temps de travail. Les arguments des éleveurs, quand ils mettent en avant leurs efforts pour se dégager du temps libre ou du repos (et même quand ils expliquent avoir des exploitations plus grandes afin de dégager un revenu permettant l’emploi de salariés), ont ainsi été très bien reçus par les citoyens.

2.2. Perception des préoccupations de la société par les éleveurs

a. (Re)connaissance des controverses autour de l’élevage

De manière générale, et d’après les résultats croisés des différentes enquêtes, les éleveurs méconnaissent le plus souvent la bonne image qu’ils ont aux yeux du public et surestiment l’importance des critiques dont leur métier fait l’objet au sein de la population générale (du fait notamment de l’importante médiatisation des critiques envers l’élevage, qui ne reflète pas forcément la perception de la société dans son ensemble). Aussi apprécient-ils fortement les échanges directs qu’ils peuvent avoir occasionnellement avec les citoyens (ce qu’ils ont notamment exprimé à la fin des focus groups ACCEPT), car ils leur permettent de mieux sentir la réalité de leur image et l’envie de leurs concitoyens de mieux connaître leur métier. Les préoccupations sociales autour de l’élevage sont perçues de différentes manières par le monde agricole : nous identifions trois principales façons d’appréhender les questions sociétales par les éleveurs.

Certains partagent de fait une bonne partie des points de vue des citoyens sur les systèmes industriels et promeuvent ou mettent en place des systèmes alternatifs, avec des signes de qualité identifiés (Agriculture Biologique, Label Rouge) qui associent le recours au plein air, une utilisation maximale du pâturage (pour les herbivores), et des exploitations de tailles moyennes. Ils ont le sentiment que leurs façons de produire sont relativement bien acceptées par les citoyens, avec qui ils sont nombreux à avoir des relations directes, via des circuits de commercialisation de proximité ou des activités d’accueil. Le plus souvent, ils s’interdisent de critiquer publiquement les choix faits par d’autres éleveurs et comprennent que des situations différentes peuvent mener à d’autres choix productifs. Dans les focus groups ACCEPT, par exemple, les éleveurs qui étaient porteurs de systèmes très différents les uns des autres n’ont jamais émis de critiques sur les choix de leurs collègues.

D’autres éleveurs, plus nombreux, au sein de systèmes conventionnels ou intensifs cherchent à mieux communiquer, à expliciter leurs choix, et à optimiser leurs pratiques. Ils souhaiteraient que leurs efforts soient davantage perçus par les citoyens et leurs métiers mieux connus – et reconnus. Ils mettent en avant le soin qu’ils apportent aux bâtiments d’élevage, pour garantir des ambiances adaptées au bien-être des animaux (clarté, gestion de la température et de la ventilation, brosses…), et ceci d’autant plus en élevage en bâtiment où tous ces critères peuvent être contrôlés artificiellement. Ils défendent l’élevage français en comparant les nombres d’animaux moyens à l’échelle nationale à ceux des autres pays du monde, et en étant convaincus du bien-fondé des modes d’élevage « à la française ». Concernant la question du bien-être animal, ils mettent en avant leurs compétences et leur savoir-faire dans l’observation empirique des réactions des animaux, mais leurs interprétations du comportement animal varient fortement selon les discours, entre l’expression d’un simple réflexe à celle d’une douleur insupportable. Sur le plan environnemental, les préoccupations sociales autour des algues vertes sont le plus perçues par les filières porcines, et les filières bovines sont davantage engagées sur la question des Gaz à Effet de Serre (GES). Enfin, les éleveurs de ce groupe plaident pour une modernisation du métier d’éleveur associée à la mécanisation et aux nouveaux outils connectés. Ces dispositifs sont présentés dans leurs discours comme facilitant le métier, réduisant le temps de travail, et permettant d’améliorer les performances de l’élevage (sanitaires ou de rendement notamment).

Un troisième profil, enfin, est composé d’éleveurs qui ne comprennent pas les attentes sociétales et se sentent agressés par les critiques émises par certains citoyens ou associations. Ils puisent leurs arguments dans le registre économique et ont le sentiment que les questions environnementales ou éthiques sont essentiellement à l’origine de contraintes pour l’activité et handicapent leur compétitivité. Ce groupe d’éleveurs peine à dialoguer avec les autres citoyens. Ils considèrent que ces derniers, puisqu’ils connaissent mal l’élevage et ses contraintes, ne sont pas légitimes à s’exprimer sur le sujet ni à poser des exigences en terme de modes de production.

b. Prise en compte des demandes sociales dans les pratiques des éleveurs

Les acteurs du monde agricole considèrent souvent que les premières actions à mettre en œuvre pour répondre aux préoccupations sociales sont des actions de communication (Coty et al., 2017). Il leur semble essentiel de davantage expliquer ce qu’ils font pour être mieux acceptés. Ils organisent fréquemment des actions dans des lieux publics qu’ils jugent stratégiques pour influencer le grand public : sortie des grandes surfaces pour discuter avec les consommateurs au moment de l’acte d’achat, salons agricoles pour bénéficier de la présence médiatique et des visiteurs nombreux pour diffuser leurs arguments (comme le Salon International de l’Agriculture), démonstrations en centre-ville pour sensibiliser la population urbaine peu en contact avec le monde agricole, etc. Ces rencontres interpersonnelles sont recherchées par le monde de l’élevage qui encourage les éleveurs à organiser des portes-ouvertes de leur exploitation, lors d’évènements collectifs organisés par les interprofessions ou d’initiatives individuelles plus ponctuelles et locales, où le public est en contact direct avec l’éleveur. Ces évènements sont l’occasion pour les éleveurs d’expliquer aux visiteurs leurs pratiques, surtout lorsqu’ils sont persuadés du bien-fondé de leur mode de production et qu’ils considèrent que les remises en cause proviennent d’une incompréhension ou d’une méconnaissance de la réalité de l’élevage. Ces évènements de rencontre sont l’occasion pour eux de répondre directement aux interrogations des citoyens-consommateurs, et d’adapter leur argumentation en fonction de l’incertitude qu’elles perçoivent en chacun de leurs interlocuteurs. D'une façon générale, le grand public est intéressé par le sujet, et les échanges organisés entre éleveurs et citoyens montrent également qu'ils sont en demande de plus d'informations sur l'élevage et les modes de production. Les éleveurs sont également satisfaits des échanges qui leur permettent de mieux comprendre leur point de vue et dans certains cas, cela peut aussi les amener à s'interroger sur leur façon de faire. Cependant, ils sont conscients que le public intéressé par ces évènements n’est généralement pas celui qui se montre le plus critique envers l’élevage (Grannec et Roguet, 2017). La communication et le dialogue sont des étapes fondamentales dans une meilleure compréhension entre éleveurs et citoyens. Certaines démarches collectives liées au produit ont également un objectif principal de communication et visent à mettre en avant les qualités spécifiques de la production française (Roguet et al., 2017a). Néanmoins, quand les critiques remettent en cause les modes d’élevage les plus nombreux, le dialogue n’est pas suffisant pour répondre aux attentes.

Ainsi, au-delà des actions de communication, et pour répondre à la pression sociétale, certains éleveurs ou certaines filières (individuellement ou collectivement) modifient leurs pratiques. Roguet et al. (2018) identifient trois types de démarches qui permettent d’accompagner, voire de valoriser ces changements de pratiques. Les signes officiels de qualité, anciens et relativement développés en France comme le Bio, les Labels Rouges et les AOP, présentent des alternatives aux modèles dominants. Certains y voient les modèles pour demain alors que d’autres pensent qu’il s’agit de niches vouées à le rester économiquement. D’autres démarches de « progrès » visent à accompagner un changement progressif de pratiques. Elles peuvent être pilotées par des interprofessions et proposent une évolution des conditions d’élevage par petits pas mais impliquant le plus grand nombre d’animaux et d’élevages possible, comme la Charte des Bonnes Pratiques d’Elevage Bovins qui associe 90 000 éleveurs. D’autres démarches, comme la Nouvelle Agriculture de Terrena, la production de lait sans OGM, ou de porcs ou de volailles sans antibiotiques ni OGM, sont plutôt mises en place par des transformateurs ou des distributeurs pour répondre aux demandes de leurs clients, se démarquer de leurs concurrents et améliorer leur image. Ces démarches privées de segmentation sont relativement nombreuses actuellement et créent une compétition sur le marché des produits animaux « bons à penser ». Les démarches de « rupture », enfin, visent à proposer une vraie alternative aux standards de production, par des cahiers des charges fixant des exigences nettement au-dessus de la réglementation ou des signes de qualité officiels. La rupture peut être nette (démarches Bio Référence, Porcs Schweitzer…) ou progressive, avec des labels à deux ou trois niveaux d’exigences, comme il en existe dans le nord de l’Europe (Roguet et al., 2016 ; Roguet, 2017).

2.3. Débats et discussions entre éleveurs et citoyens

a. Des compréhensions mutuelles qui se construisent

Concernant la prise en charge de la douleur des animaux par les éleveurs, des terrains d’entente peuvent être facilement trouvés par le dialogue entre citoyens et éleveurs. Les explications des éleveurs mettent en lumières deux voies possibles : l’arrêt de la pratique douloureuse ou la prise en charge de la douleur pendant sa réalisation. Les arguments contre la première solution soulignent l’intérêt de la mise en œuvre de cette pratique et cherchent à prouver sa nécessité. Par exemple, la castration des porcs est pratiquée par la très grande majorité des éleveurs pour diminuer les risques de viande impropre à la commercialisation sous forme de viande fraîche. Dans ce cas, quand la pratique est reconnue comme nécessaire, la prise en charge de la douleur peut être réalisée (anesthésie ou analgésie), mais des arguments y opposent la difficulté et le coût de la tâche ainsi que sa dangerosité pour l’éleveur. D’autres arguments soulignent la mauvaise image qu’ont les traitements médicaux sur les animaux auprès du grand public, facilement assimilables à des administrations d’hormones ou d’antibiotiques. Enfin, si certains arguments proposent l’appui de la génétique pour sélectionner des animaux ne nécessitant plus la réalisation de pratiques douloureuses (comme des vaches sans cornes pour ne pas avoir à pratiquer l’écornage), d’autres pointent, là encore, l’image négative de la génétique auprès du grand public, qui confond souvent sélection et modification du génome (OGM). Tous ces arguments, s’ils sont exposés clairement aux citoyens, tout en reconnaissant bien sûr la nécessité de limiter la douleur des animaux, sont bien compris et permettent de proposer des schémas crédibles pour les professionnels et acceptables pour les citoyens.

b. La cohabitation à l’échelle locale : une affaire d’intégration et d’anticipation

Localement, l’intégration sociale de l’éleveur dans des réseaux agricoles et non agricoles est déterminante dans l’évitement des conflits autour des projets d’exploitations agricoles (Grannec et al., 2017). L’intégration au sein des collectifs agricoles peut favoriser la solidarité de la profession, avec par exemple l’apport de moyens logistiques ou financiers en cas de conflit. Par ailleurs, un éleveur connu et globalement apprécié dans sa commune obtiendra plus facilement des soutiens, des avis favorables voire une certaine tolérance à l’égard des nuisances de la part de la population. Cette intégration peut notamment être facilitée par le fait d’habiter en centre-ville, hors de l’exploitation, ou par l’implication dans des collectifs locaux (parents d’élèves, clubs de sport, associations…). La faculté à discuter avec autrui et à répondre aux inquiétudes ou attaques des opposants est aussi un facteur important. Une ouverture au dialogue et à la négociation est une très bonne qualité pour éviter une cristallisation des conflits : « Et il y a un besoin, je pense, que les gens apprennent à se connaître. Il faut que les agriculteurs fassent découvrir leur métier, qu'ils accueillent plus facilement dans les fermes pour leur faire découvrir ce qu'ils font, comment c’est produit, quels sont les problèmes qu'ils rencontrent, et d'un autre côté que les urbains aient cette curiosité. Mais chacun ne peut pas camper sur ses positions et se dire ‘bah on verra bien, ce sera le plus fort qui va l'emporter’ »[8].

Enfin, la survenue d’un conflit local est très fréquemment associée à un manque d’anticipation de la part de l’éleveur pour tenter d’informer les tiers de son projet et pour initier un dialogue avec eux. Ce défaut d’anticipation peut parfois s’expliquer par l’appréhension ou le refus de la part des éleveurs de dialoguer avec les tiers. Mais cela s’explique le plus souvent par le sentiment de l’éleveur que son projet ne suscitera pas d’inquiétudes : soit parce que le projet respecte les distances et les procédures réglementaires, soit parce qu’il s’agit d’un projet en système alternatif, soit encore parce que l’éleveur pense être apprécié de ses voisins. L’absence d’information initiale est toujours mal perçue par les riverains, notamment les plus proches. Elle contribue à générer des doutes sur la transparence du projet et de la méfiance à l’égard du porteur. Et les tentatives de dialogue ultérieures, engagées par l’éleveur après émergence des tensions, sont alors accueillies avec scepticisme.

c. Des blocages qui persistent

Lors des entretiens individuels réalisés dans le cadre du projet ACCEPT, plusieurs éleveurs opposent la difficulté du métier d’éleveur et la possibilité de faire évoluer les modes de production, notamment pour améliorer l’impact environnemental ou le bien-être animal. Ils mettent en avant les conditions de travail (pas ou peu de congés, travail dans le froid, difficultés physiques…) pour justifier leur réticence à réaliser des tâches encore plus compliquées ou chronophages (par exemple le paillage des litières, ou l’anesthésie des animaux avant intervention douloureuse). Les éleveurs regrettent que la société ne pense que rarement au bien-être de l’éleveur.

Ils pointent souvent du doigt la méconnaissance des citoyens des problèmes, leur fermeture d’esprit, leur volonté de contradiction, et leur position radicale contre le mode d’élevage intensif dominant. Ils considèrent que les associations militantes ne représentent qu’une minorité de la population mais que leur force de lobbying pèse trop lourd sur la règlementation. Les vidéos de l’association L214 notamment, tournées en 2015 et 2016 en caméra cachée en élevage, ont généré une méfiance envers l’ensemble de la communauté des éleveurs. Ces actions visent à révéler au grand jour des pratiques qu’elles présentent comme cachées au grand public, pratiquées secrètement par les éleveurs et invisibles au consommateur. Elles suggèrent ainsi que, si de telles pratiques sont mises en œuvre dans les exploitations qu’elles dénoncent, elles peuvent potentiellement avoir lieu dans d’autres élevages qu’elles n’ont pas visités, et entretiennent par-là un sentiment de méfiance envers toutes les exploitations. Au-delà des éleveurs, le discrédit jeté par ces vidéos touche l’ensemble des filières en pointant également les industriels qui commercialisent les produits issus de ces élevages.

Plus généralement, les éleveurs se montrent critiques envers les médias qui sont décriés pour l’image jugée déformée et négative qu’ils donnent de l’élevage et qui explique la méfiance des éleveurs envers les journalistes. Ils ont le sentiment d’être régulièrement accablés par les médias et ressentent un parti pris assez fort de remise en cause des modes d'élevage intensifs, et parfois de l'élevage en général. Selon eux, les journalistes préfèrent traiter des sujets potentiellement scandaleux proposés par les associations militantes que de relayer les efforts et progrès effectués par les filières. Globalement, les acteurs des filières d’élevage accusent les journalistes de très mal connaître l’agriculture en général, et notamment de projeter sur la France l’image de systèmes présents dans d’autres pays qui n’existent pas sur notre territoire. Ils regrettent la partialité de certains journalistes et leur vision manichéenne des systèmes de productions : « Il y a cette dichotomie entre l’intensif, rejeté en bloc, et puis l'élevage bio qui est paré de toutes les vertus. Le problème c’est leur façon de présenter les choses, qui est parfois trop caricaturale »[9].

3. Typologie des attitudes envers l’élevage

A partir de l’ensemble des travaux qualitatifs présentés ci-dessus, puis du sondage Ifop/ACCEPT, nous avons élaboré une typologie des attitudes et attentes des citoyens et des acteurs des filières d’élevage vis-à-vis de l’élevage et de ses filières. Le croisement des données quantitatives et qualitatives par le biais de la méthode par agrégation (Perrot et Landais, 1993) apportent des précisions fines sur les caractéristiques des différents profils et une quantification de leur proportion au sein de la population (figure 2)[10] . Toutes les analyses ont pris en compte la pondération des individus permettant de garantir des résultats représentatifs de la population française. En outre, 10% de notre échantillon n’a pas pu être réparti dans les types. Les caractéristiques principales des cinq types sont résumées dans le tableau 2.

Figure 2. Typologie des attitudes des citoyens envers l’élevage. Représentation graphique d’après les résultats d’une analyse statistique par agrégation. Source : Sondage Ifop pour ACCEPT, juin 2016, traitement Idele.

Tableau 2. Caractéristiques principales des cinq types d’attitude envers l’élevage, d’après la typologie par agrégation.


Sans avis

Compétiteurs

Progressistes

Alternatifs

Abolitionnistes

Priorité pour l’élevage
(par ordre de préférence)

NSPP

Compétitivité

Augmenter la production sous SIQO

Exporter

Prix accessibles

Plein air

Règlementation sécurité sanitaire

Réduire la consommation

Augmenter la production Bio

Règlementation BEA

Limitation taille d’élevage

Réduire la consommation

Règlementation BEA

Plein air

Conso. de viande
(moy. nb rations/an)

281

307

325

207

79

Evolution de la consommation
de viande

NS

N’envisagent pas de réduire

NS sur cesser

N’envisagent pas de cesser, ni de réduire

Envisagent de réduire, voire de cesser

Envisagent de cesser

Critères d’achat (par ordre de préférence)

Aucun

Origine française

Origine locale

Origine française

Plein air

Pas d’interventions douloureuses pour l’animal

Plein air

Pas d’OGM

Conditions de transport

Conditions d’abattage

Pas d’interventions douloureuses pour l’animal

Conditions d’abattage

Connaissance de l’élevage

Très mal

Très bien

Plutôt mal

NS

Très bien

Intérêt pour l’élevage

Pas intéressés

NS

Plutôt intéressés

Très intéressés

Très intéressés

Réaction aux pratiques douloureuses
(note de choc moy.)*

6,1

3,5

7,4

8,4

9,8

Sexe

66% de femmes

61% d’hommes

53% d’hommes

63% de femmes

82% de femmes

Age

Surtout jeunes
(18- 24 ans)

Peu de + de 75 ans

NS

Population âgée
(+ de 75 ans)

Peu de jeunes
(18- 24 ans)

NS

NS

NS : non significatif statistiquement ; * moyenne des notes données à 7 pratiques d’élevage comme l’écornage, la caudectomie, l’élevage de poules en cage, etc. : une note de 10 signifie que la personne est très choquée, 0 pas du tout choquée.

3.1. Un profil de citoyens qui n’exprime ni avis ni attentes vis-à-vis de l’élevage

Environ 3% de la population n’exprime aucun avis vis-à-vis de l'élevage, ni attentes particulières. Il s'agit de personnes ayant déclaré la plupart du temps connaître très mal la façon dont les animaux sont élevés (52,4% d'entre eux, contre 6,8% pour l'ensemble des personnes interrogées) et ne sont pas intéressés par les émissions de télévision et les articles de presse sur l'élevage (pour 98,6% d'entre eux). Ils ont très souvent choisi de ne pas exprimer d'opinion dans les autres questions du sondage (« ne se prononce pas »). Les jeunes et les femmes sont sur représentés dans ce segment de population. Certains d’entre eux ont indiqué ne pas consommer de viande, et ne se sont de fait pas sentis concernés par le sondage, mais leur choix de consommation n’a à aucun moment été caractérisé comme militant (les raisons n’ont pas été évoquées, mais on peut faire l’hypothèse qu’elles ont trait au goût ou à des interdits médicaux ou religieux).

Par construction, les acteurs du milieu agricole, tout comme les parties prenantes des controverses (filières et association), ne se situent pas dans ce profil d’indifférents.

3.2. La volonté compétitrice

Ce profil, qui représente environ 10% de la population, se caractérise par des individus satisfaits des modes d’élevage actuels et des conditions de vie des animaux dans les exploitations françaises. Ils soutiennent le modèle intensif, dans sa configuration et ses pratiques, et souhaitent son développement ainsi qu’un accroissement de la productivité des exploitations françaises (par l’agrandissement et l’automatisation), afin notamment d’augmenter le revenu des éleveurs. Pour eux, l’élevage français doit avoir pour objectif l’exportation de ses produits, l’accroissement de sa compétitivité et la production de denrées à prix accessibles. Ils consomment régulièrement des produits animaux et, pour la plupart d’entre eux, n’envisagent pas de modifier leurs modes de consommation à l’avenir. Ils sont particulièrement soucieux de la provenance des produits, qu’elle soit locale ou française.

Par rapport au reste de la population, les citoyens qui font partie de ce profil sont plus souvent des hommes, qui déclarent très bien ou bien connaitre l’élevage et s’y intéresser. Cette vision est également portée par certains professionnels de l’élevage et acteurs des filières, qui souhaitent que l’évolution des élevages se poursuive selon la tendance de ces dernières décennies pour gagner en compétitivité dans une concurrence européenne et internationale. La restructuration des élevages (moins nombreux et plus grands) doit se poursuivre pour garantir la viabilité et la rentabilité des exploitations françaises. La nature est vue comme une externalité à l’élevage de laquelle il faut s’affranchir pour libérer les forces de production, et la mécanisation et l’automatisation sont des moyens d’y parvenir. La science doit aussi y contribuer en apportant des innovations techniques.

Les acteurs qui partagent cette vision défendent les pratiques et la logique d’entreprise des élevages intensifs, en s’appuyant sur des arguments technico-économiques. Ils ne comprennent généralement pas les remises en cause du système, se considérant seuls compétents pour juger des pratiques à mettre en œuvre. Ils ne veulent pas entrer dans la controverse et adoptent une stratégie qui consiste à ignorer ces remises en cause et à imposer leur choix de système sur la base des atouts qu’ils lui attribuent.

3.3. La volonté progressiste

Ce profil de citoyens se situe dans une logique d’amélioration progressive et régulière des conditions d’élevage, sans remettre en cause les modèles d’élevage ou leur consommation de viande. Ils représentent de l’ordre de la moitié de la population. Ils accordent de l’importance aux normes environnementales et de bien-être animal en élevage intensif, sans toutefois s’opposer à ce mode de production qui permet selon eux de produire en quantité suffisante des denrées animales à prix abordable. Ils se montrent satisfaits de la qualité sanitaire et de la traçabilité des produits animaux, et sont sensibles au bien-être des animaux dans les élevages, en particulier à l’accès au plein air.

Leurs points de vue sont moins radicaux, et donc moins caractéristiques, qu’ils ne peuvent l’être pour les autres profils. On se trouve ici devant des individus intéressés par les débats sur de l’élevage malgré un niveau de connaissances qu’ils jugent eux-mêmes assez faible, concernés par des préoccupations environnementales ou de bien-être animal, mais dont les convictions ne sont pas radicales. Ils consomment régulièrement tous types de produits animaux (viande, produits laitiers et œufs), achètent à la fois des produits standards et sous SIQO, en supermarché et circuits courts, avec pour premiers critères d’achats le prix des produits, leur origine (France et région locale), et la qualité de l’alimentation des animaux (sans OGM). Certains d’entre eux envisagent de diminuer leur consommation de produits animaux, mais ils ne sont pas majoritaires.

Certaines réponses au questionnaire quantitatif apparaissent contradictoires ou en dissonance, traduisant des incertitudes qui sont naturelles chez des citoyens tentant de se forger une opinion mais non spécialistes de ces questions complexes. Cette variabilité s’exprime également dans leurs attentes envers l’élevage : ils considèrent qu’il faut augmenter la part de production sous SIQO, tout en accroissant la compétitivité de l’élevage français par l’exportation de produits à l’international afin de proposer des produits à des prix accessibles à tous.

Finalement, ce type est le plus représenté au sein de la société française, avec des individus qui souhaitent une amélioration des conditions d’élevage, notamment pour des raisons environnementales ou de sensibilité animale, mais qui ne souhaitent pas changer radicalement ni les systèmes d’élevages français, ni leurs pratiques de consommation. On observe cependant qu’une fraction importante de ces personnes est proche du type alternatif, et qu’une légère évolution de leurs convictions pourrait facilement les faire basculer dans ce type et devenir opposés au modèle d’élevage intensif. Il semble donc que cette population soit le public-clé dans la controverse, c’est-à-dire le public le moins radical dans ses opinions et dont l’avis peut facilement être influencé par les actions de mobilisations des acteurs de la controverse.

De nombreux acteurs des filières et de l’élevage se rapprochent de cette vision, avec bien entendu un niveau de connaissance nettement plus élevé des élevages et des enjeux. Ils s’inscrivent dans une logique de changement régulier des pratiques. Dans leur vision à long terme, les exigences environnementales et de bien-être animal sont progressivement prises en compte en production standard. Ils encouragent également la diversité des modes de production et le développement des démarches de qualité. Dans cette vision de l’élevage, la nature n’est pas une contrainte mais un partenaire, et la science doit trouver des innovations s’appuyant sur le fonctionnement des écosystèmes pour améliorer la productivité des élevages, dans le respect de l’environnement et du bien-être de l’animal (Delanoue et Roguet, 2013). Ces acteurs mettent en avant des solutions et alternatives aux pratiques les plus contestées. Les acteurs partageant cette vision sont sensibles au concept de durabilité dans sa dimension intégrative de composantes environnementales, sociales et économiques. Ils sont particulièrement enclins à participer à des concertations avec les autres acteurs, en veillant à se placer dans une position d’ouverture au dialogue. Pour certains d’entre eux, la co-conception des modèles d’élevages, avec la mise en commun des réflexions d’un maximum d’acteurs impliqués, est nécessaire pour dessiner des systèmes d’avenir en accord avec les attentes de la société.

3.4. La volonté alternative

Un quart des individus interrogés souhaitent la fin de l’élevage intensif au profit de systèmes « alternatifs ». Pour eux, l’élevage français est trop intensif : ils le jugent péjorativement industriel et ont un avis négatif sur de nombreux aspects le concernant (impact sur l’environnement, sur l’emploi, sécurité sanitaire, traçabilité, etc.). Ils soutiennent en revanche l’agriculture extensive et/ou sous SIQO (Agriculture Biologique, Label Rouge). Ils défendent une agriculture qu’ils qualifient de « paysanne » : agro-écologique, avec des exploitations de taille réduite (en nombre d’animaux), peu consommatrice d’intrants ou autonome. Ils sont également attachés à une forme de consommation locale et aux circuits de commercialisation courts (marchés, vente directe…).

Ils se déclarent très choqués par la privation d’un accès au plein air pour les animaux dans certains élevages. Ils ne sont pas contre le principe de l’élevage d’animaux destinés à la consommation humaine, mais souhaitent une diminution nette de la consommation globale de produits animaux, et déclarent en consommer eux-mêmes assez peu. Certains d’entre eux sont même végétariens (ils ne consomment pas de viande mais éventuellement des œufs ou des produits laitiers), souvent en raison de leur sensibilité à l’environnement ou à la cause animale. Les individus de ce profil font d’ailleurs fréquemment partie d’associations de protection de l’environnement et/ou des animaux. Les enjeux prioritaires pour l’élevage français sont pour eux de renforcer les réglementations en matière de bien-être animal en élevage, d’offrir à tous les animaux élevés en France un accès au plein air, de limiter le nombre d’animaux par élevage, et de réduire la consommation de produits d’origine animale. Ils sont aussi tout à fait favorables à un étiquetage du mode d’élevage sur la viande et les produits laitiers (plein air ou non), à l’image de ce qui se fait sur les œufs, pour permettre aux consommateurs exigeants qu’ils sont d’effectuer leurs achats en connaissance de cause. Les femmes représentent les deux tiers des personnes se rattachant à ce profil.

Ce type est représenté, en France, par des associations de protection animales welfaristes comme CIWF ou WELFARM, par des associations environnementales qui s’opposent à l’élevage intensif comme FNE, et également par le syndicat agricole Confédération Paysanne. Un certain nombre d’éleveurs, le plus souvent ayant mis en place des systèmes alternatifs (Bio, fermiers, sous signe de qualité, en circuit court, herbager…) se retrouvent dans ce profil. Ils partagent les convictions liés au profil alternatif, le refus des modèles intensifs et une forte volonté de protection de l’environnement et des animaux. Mais il est important de noter qu’un certain nombre d’éleveurs ont également fait le choix de modèles alternatif avant tout, ou également, pour des raisons économiques de recherche de valeur ajoutée.

3.5. La volonté abolitionniste

Ce profil, représentant un peu moins de 2% de l’échantillon, correspond à des individus (à 80% des femmes) qui consomment peu voire très peu de produits animaux. Une petite part d’entre eux (0,1% de l’échantillon total) suivent un régime alimentaire végan, c’est-à-dire ne consomme aucun produit d’origine animale : ni viande, ni produits laitiers, ni œufs, ni poisson et n’utilisent pas non plus de cuir pour se vêtir.

Le comportement de ces individus répond à leur engagement militant (ils font généralement partie d’une association de protection animale) et ils partagent le plus souvent une philosophie antispéciste : ils rejettent la catégorisation hiérarchique du vivant (selon laquelle l’humain est un animal supérieur) et sont opposés à toute forme d’exploitation animale par les humains. Ils assimilent la domestication des animaux à une domination injuste exercée par les humains, et trouvent immoral de tuer un animal pour le manger. Ils assimilent l’élevage à une forme d’esclavage, et l’abattage des animaux à un meurtre. Ils œuvrent donc à une abolition de l’élevage. Ils sont d’ailleurs convaincus que la consommation de produit animaux disparaîtra d’ici 100 ans.

Ces individus apparaissent tout naturellement très choqués par la condition des animaux dans les élevages, et ont un avis très négatif sur tous les aspects de l’élevage. Ils considèrent que les enjeux prioritaires pour l’élevage sont de réduire la consommation de produits d’origine animale (et donc leur production), d’offrir à tous les animaux élevés en France un accès au plein air, et de renforcer les réglementations en matière de bien-être animal en élevage. Ils apparaissent également sensibles à la problématique environnementale.

En France, la vision abolitionniste est surtout portée par l’association L214 dont les actions (notamment vidéos tournées en caméra cachée dans des élevages ou des abattoirs) sont très médiatisées. Dans les filières d’élevage, ce type de profil est a priori inexistant.

Conclusion et perspectives

Selon les thématiques et les périodes, l’intensité des controverses sur l’élevage est plus ou moins vive ; néanmoins, un certain nombre d’évolutions de fond sont à l’œuvre dans la société. Si l’environnement est longtemps apparu comme la préoccupation centrale de nos concitoyens, les questions de bien-être animal, et plus globalement d’éthique sont aujourd’hui au cœur des débats. Au-delà des controverses thématiques, les débats sur la légitimité même de l’élevage ou sur la consommation de produits animaux nous semblent intégrer les différents sujets, et être en lien avec des questions de société plus larges (modèles de consommation et de croissance, mondialisation…). Cela rendra la résolution du débat plus complexe, plus incertaine et très certainement plus longue, et c’est pourquoi nous considérons que nous avons en fait affaire à une controverse globale sur l’élevage. De manière générale, une transition alimentaire semble s’être engagée dans la population, et si la quasi-totalité de la population reste omnivore et consommatrice de produits animaux, l’idée d’une diminution progressive de la consommation, et de manger « moins de viande » mais une viande « bonne à penser », prend de l’ampleur et nous faisons l’hypothèse qu’elle est en passe de constituer nouvelle une norme sociale.

Cette controverse, au-delà de la légitimité pour l’être humain d’exploiter des animaux, se joue aujourd’hui autour d’un certain nombre de mots et de pratiques-clés : l’accès au plein air pour les animaux, l’accès à la lumière du jour ou à l’air libre, la place de l’herbe dans les systèmes ruminants, le nombre d’animaux par élevage, leur densité, la durée de vie des animaux, etc. Les éleveurs et les filières sont directement impactés par cette situation : les remises en cause de l’élevage ou des modèles intensifs d’élevage influent à la fois sur les choix des systèmes mis en œuvre par les éleveurs et sur l’attractivité même du métier d’éleveurs, comme des métiers des filières d’élevage.

Si certains acteurs semblent paralysés par la controverse et ne parviennent pas à entendre des points de vue différents des leurs, une majorité des acteurs des filières utilisent un certain nombre d’axes d’adaptation qui constituent autant de marges de manœuvre. Ils cherchent en premier lieu à communiquer sur leurs métiers et à mieux faire connaitre leurs pratiques, pour montrer que dans une large mesure ils répondent déjà aux attentes de leurs concitoyens. Ils adaptent ensuite leurs pratiques et leurs façons de produire pour mieux prendre en compte les attentes. Ainsi, les chartes de bonnes pratiques et les démarches de différenciation des modes de production prenant en compte tout ou partie des enjeux se multiplient, qu’il s’agisse d’initiatives individuelles, de petits groupes ou de démarches portées par des filières organisées. La question aujourd’hui est peut-être de savoir s’il faut, en France, apporter une réponse collective et créer, à l’instar des pays nord-européens, un ou des labels « bien-être animal ». Les associations, relayées par la grande distribution, peuvent susciter des ruptures dans les modes de production relativement rapides. Ainsi, la fin annoncée de la commercialisation des œufs en cage par la plupart des distributeurs, voire de leur utilisation par de nombreux industriels dans leurs fabrications, est une remise en cause fondamentale et à brève échéance pour de nombreux élevages avicoles français.

Pour aller plus loin dans l’analyse des relations entre élevage et société, les travaux se poursuivent dans deux directions : d’une part des réflexions prospectives autour de la controverse sur l’élevage sont conduites pour alimenter le dialogue entre filières et société, et d’autre part des démarches de communication, de discussion et de concertation sont engagées par les différents acteurs de la controverse. L’un des enjeux-clés est de co-construire, en impliquant toutes les parties prenantes, des systèmes d’élevage et des filières pour demain, rentables et vivables pour leurs acteurs, et répondant aux attentes d’une majorité des citoyens. Développer le dialogue et la concertation entre parties prenantes permet d’améliorer la connaissance et la reconnaissance mutuelles, de légitimer les éleveurs dans leurs rôles en montrant les services qu’ils rendent à la société, et de rassurer d’autre part les consommateurs vis-à-vis de ce qu’ils mangent et d’autre part les associations sur la volonté réelle des acteurs de la filière de prendre en compte leurs attentes.

Remerciements

Les auteures remercient vivement l’ensemble des personnes qui ont acceptée d’être interrogées dans le cadre de l’enquête. Ces travaux ont bénéficié du soutien financier du Ministère de l’Agriculture (fonds CASDAR).

Notes de bas de page

  • Ifip-institut du porc pour la filière porcine, Institut de l’Élevage pour les filières herbivores et Itavi pour les filières avicoles.
  • Loi n°60-808 du 5/8/60 d'orientation agricole, article 28-1-1.
  • Loi n°83-630 du 12/7/83.
  • Décret n° 59-1051 du 7/9/59.
  • Loi n° 63-1143 du 19/11/63.
  • Enquête réalisée par 32 étudiants d’Agrocampus Ouest (niveau M2).
  • Déclaration d’un citoyen lors d’un focus groups organisé dans le cadre du projet ACCEPT.
  • Propos d’un citoyen recueilli lors d’un entretien semi-directif réalisé dans le cadre du GIS Élevages Demain.
  • Propos d’un salarié d’interprofession recueillis dans le cadre du GIS Élevages Demain.
  • Nous ne présentons pas, ici, les résultats bruts de l’analyse par ACM/CAH, qui n’ont pas été exploités tels quels, mais bien ceux de l’analyse par agrégation qui croisent les approches quantitatives et qualitatives.

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Résumé

Le regard que la société française porte sur l’élevage évolue du fait des transformations sociales et de l’évolution importante des systèmes de production. Face à ces enjeux, différents travaux d’analyse des points de vue des acteurs de l’élevage, des filières et de la société ont été conduits sur l’élevage et les remises en cause dont il fait l’objet. Une analyse sociohistorique permet de souligner l’ancrage historique de ces préoccupations et leurs évolutions. A partir d’enquêtes qualitatives et quantitatives et d’un cadrage théorique en sociologie des controverses, nous montrons, d’une part, que les attentes des citoyens envers l’élevage sont variées mais qu’une sensibilité envers le bien-être des animaux est en passe de se généraliser, et d’autre part, que ces attentes sociétales commencent à être considérées sérieusement par le monde de l’élevage dans l’adaptation de ses pratiques. Cinq visions pour l’élevage de demain, portées par différents profils d’acteurs, coexistent : les abolitionnistes, les alternatifs, les progressistes, les compétiteurs et les indifférents. Les stratégies des filières pour répondre à ces préoccupations sociales et améliorer les relations entre la société et l’élevage dans sa globalité passent par la mise en œuvre de chartes de bonnes pratiques ou de démarches de démarcation sur le mode de production. Plus globalement, cet article illustre l’intérêt du recours aux méthodes et concepts de la sociologie des controverses pour comprendre les débats autour de l’élevage et nourrir la réflexion des acteurs sociaux impliqués.

Auteurs


Elsa DELANOUE

Elsa.delanoue@idele.fr

Affiliation : Institut de l’Elevage, Ifip-institut du porc, Itavi, 149 rue de Bercy, 75009, Paris, France

Pays : France


Anne-Charlotte DOCKES

Affiliation : 2 Institut de l’Elevage, Département Métiers d’Eleveurs et Société, 149 rue de Bercy, 75009, Paris, France

Pays : France


Alyzée CHOUTEAU

Affiliation : 2 Institut de l’Elevage, Département Métiers d’Eleveurs et Société, 149 rue de Bercy, 75009, Paris, France

Pays : France


Christine ROGUET

Affiliation : 3 IFIP-institut du porc, Pôle Economie, La Motte au Vicomte, BP 35104, 35651, Le Rheu, France

Pays : France


Aurore PHILIBERT

Affiliation : 4 Institut de l’Elevage, Domaine Transversal Systèmes d’information et Traitement de données, 149 rue de Bercy, 75009, Paris, France

Pays : France

Pièces jointes

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