L’évolution de la perception de la qualité alimentaire au cours des âges
Chapeau
La qualité des aliments n’est pas une exigence récente, qui serait apparue une fois satisfaits les besoins quantitatifs de nourriture. Depuis l’origine, l’Homo sapiens s’est préoccupé de la qualité de ce qu’il « In-corporait », et ses critères étaient à la fois nombreux et variés. Depuis quelques années, de nouvelles attentes qualitatives ont émergé, obligeant tous les acteurs de la filière alimentaire à repenser en profondeur leurs modèles de production, de transformation et de distribution
Introduction
Autrefois, la toute première peur alimentaire des Hommes, la plus intense et la plus répandue, était de manquer de nourriture. Cette angoisse n’a malheureusement pas totalement disparu : en 2016, 815 millions de personnes ont souffert de la faim de façon chronique (FAO et al., 2017). Mais aujourd’hui, pour près de 90 % de la population mondiale, la nourriture est devenue physiquement et financièrement accessible. Cette situation de disponibilité, voire d’abondance alimentaire, est néanmoins très récente dans l’histoire de l’humanité. En Amérique du nord et en Europe occidentale, ce n’est qu’à partir du XIXème siècle que la production agricole, bénéficiant de la révolution industrielle et des progrès scientifiques, permit enfin aux classes populaires de trouver tous les jours dans leur assiette de quoi ne pas mourir de faim (en Europe de l’ouest, la dernière famine date de 1845 : elle survint en Irlande à la suite de l’attaque des champs de pommes de terre par le mildiou). Tout au long des millénaires antérieurs, la hantise de manquer de nourriture était en revanche bien présente. Malgré tout, l’aspect quantitatif n’était pas le seul qui comptait. La qualité de l’alimentation importait également au plus haut point.
1. La qualité sanitaire avant tout
1.1. La néophobie instinctive de l’omnivore humain
Même avec le ventre vide nos lointains ancêtres se montraient très attentifs à la qualité des denrées qu’ils s’apprêtaient à ingérer (en dehors des cas extrêmes où manger était le seul moyen d’espérer survivre). L’aliment, surtout s’il était inconnu ou s’il présentait un aspect différent de son apparence habituelle, suscitait une méfiance a priori. Cette prudence instinctive serait liée à notre omnivorisme (Rozin, 1976). Les premiers représentants du genre humain - les Homo habilis, apparus il y a environ 2,4 millions d’années - étaient en effet, dès l’origine, des mangeurs omnivores. Ne pouvant tirer d’un seul aliment (ou type d’aliments) tous les nutriments qui leur étaient indispensables, ils étaient contraints de diversifier leurs sources de nourriture. La réponse à cette nécessité physiologique était facilitée par l’existence d’une néophilie « naturelle », c’est-à-dire d’une pulsion qui les incitait à tester en permanence de nouveaux aliments potentiels. Un problème existait toutefois : les omnivores n’ont pas la capacité innée à distinguer à coup sûr les « bons » aliments des aliments potentiellement toxiques. D’où leur néophobie, ce terme désignant ici la méfiance instinctive - et protectrice - vis-à-vis des aliments inconnus ou de ceux dont l’aspect, l’odeur et le goût n’était pas ceux habituels. Ce tiraillement entre néophilie nécessaire et néophobie indispensable a été décrit par le psychosociologue américain Paul Rozin et le sociologue français Claude Fischler, qui ont donné à ce dilemme fondamental le nom de « paradoxe de l’omnivore » (Rozin, 1976), (Fischler, 1990).
Cette prudence instinctive (anthropologique) vis-à-vis du nouveau et du différent s’est accompagnée d’un lent processus d’apprentissage, qui a permis à l’Homme de surmonter sa néophobie et d’élargir progressivement son répertoire alimentaire tout en minimisant les risques pour sa survie et sa santé. À la fois par expérience personnelle et en profitant de celle de leurs congénères (parents, fratrie, autres membres du groupe), les premiers humains ont peu à peu appris à identifier les végétaux, animaux ou champignons naturellement toxiques. Ils ont constaté également que des aliments habituellement comestibles pouvaient se révéler néfastes lorsque, au bout de quelques jours, ils commençaient à se décomposer. Ces connaissances alimentaires, absolument vitales, se sont transmises d’une génération à la suivante. Parallèlement, les Hommes ont élaboré des « systèmes culinaires » permettant aux membres d’une même communauté humaine de se doter de catégories alimentaires (comme celles du « mangeable » et du « non-mangeable ») et de se donner des règles définissant, par exemple, les conditions de préparation et de consommation des mets. La fonction première de ces systèmes culinaires était de rassurer un mangeur inquiet « par nature » vis-à-vis de son alimentation, et tiraillé en permanence entre néophilie et néophobie. (Fischler, 1990).
Pour évaluer la qualité (ou sécurité) sanitaire d’un aliment vis-à-vis duquel il avait des doutes, l’Homme d’hier - comme celui d’aujourd’hui ! - commençait par observer et par sentir celui-ci. Chacun sait qu’une viande ou un poisson en état de décomposition ont un aspect et, plus encore, une odeur qui suffisent à les rejeter. Dans un second temps, l’Homme goûtait l’aliment, toujours en petite quantité. À ce stade, nos lointains ancêtres ont probablement écarté d’emblée les aliments amers, une saveur vis-à-vis de laquelle tout être humain, à sa naissance, présente une aversion spontanée (mais celle-ci peut ensuite disparaître avec l’âge, par apprentissage et mimétisme). Certains auteurs ont vu dans cette aversion innée, génétiquement déterminée, un mécanisme de protection sélectionné par la nature (Desor et al., 1975). En effet, l’amertume est souvent le signe de la présence d’alcaloïdes toxiques. Toutefois, les indicateurs sensoriels ne sont pas infaillibles : bon goût n’est pas toujours synonyme d’innocuité (les survivants à l’ingestion d’un plat d’amanites phalloïdes qualifient de plutôt agréable la saveur de ces champignons pourtant très vénéneux). A contrario, un aliment qui ne sent pas bon ou a mauvais goût n’est pas forcément dangereux pour la santé.
1.2 Préserver les qualités des aliments : les procédés traditionnels de conservation
Il y a fort longtemps que les Hommes ont découvert la possibilité de préserver certaines qualités de leurs aliments. À cet égard la cuisson a représenté une révolution ! Celle-ci est devenue une opération quotidienne avec la domestication du feu (elle pourrait dater d’environ 700 000 ans mais l’usage ponctuel du feu est beaucoup plus ancien). Faire cuire le produit de sa cueillette, de sa collecte, de sa chasse ou de sa pêche a permis à l’Homme d’assainir sa nourriture. En préservant, voire en améliorant, la qualité sanitaire de ses aliments, il pouvait conserver ceux-ci plus longtemps sans risques pour sa santé. La cuisson, parfois associée à d’autres types de transformations alimentaires, a également permis de rendre certains végétaux comestibles. Ce fut le cas, par exemple, avec le manioc amer qui, sans traitement adéquat, est hautement toxique (en raison de la présence de glucosides cyanogènes qui, lorsque les cellules sont endommagées, libèrent de l’acide cyanhydrique). Les indiens d’Amazonie ont été les premiers à mettre au point des techniques combinées de trempage de la racine, de fermentation, de cuisson dans l’eau et de séchage permettant d’ôter au manioc amer toute toxicité. Un autre bénéfice majeur de la cuisson a été de rendre la mastication et la digestion des aliments plus aisées, permettant ainsi de profiter au mieux de leurs qualités nutritionnelles. Selon certains paléoanthropologues (Picq, 2012), cette facilitation des activités masticatoires et digestives aurait « libéré » une grande part de l’énergie jusqu’alors requise par ces deux opérations. L’énergie devenue disponible aurait alors favorisé le développement du cerveau de nos ancêtres (la cuisson aurait de surcroît accru la biodisponibilité de l’amidon et fourni davantage de glucose au cerveau). Par ailleurs, outre la possibilité de manger chaud, la cuisson a créé de nouveaux arômes et de nouvelles saveurs, améliorant la qualité organoleptique de la nourriture. Parce qu’ils étaient devenus plus appétents, ou tout simplement comestibles, certains aliments ont pu être consommés en plus grande quantité, permettant à nos ancêtres de bénéficier de leurs qualités nutritionnelles spécifiques, tout en satisfaisant à la nécessité physiologique de diversifier leurs sources de nourriture.
À l’instar de la cuisson, les autres procédés traditionnels de conservation sont apparus bien avant que l’Homme ne produise lui-même ses aliments en pratiquant l’agriculture et l’élevage. Les Hommes du Paléolithique pratiquaient déjà le séchage et le fumage, le salage et la conservation par le froid, et sans doute aussi la fermentation. Un des objectifs de ces transformations était commun : retarder le plus longtemps possible l’altération inévitable de la qualité sanitaire de l’aliment. La consommation différée des excédents ponctuels de nourriture représentait en effet un enjeu vital : aux moments de relative abondance pouvaient succéder de longues périodes de manque.
Parfois associés, le séchage, le fumage et le salage présentaient l’avantage supplémentaire de conférer aux aliments des qualités gustatives particulières, souvent appréciées. On sait que le goût des produits fumés est prisé depuis longtemps : les Romains de l’Antiquité cherchaient à améliorer la saveur de leurs fromages de brebis en les fumant avec des herbes et des branchages odorants. Dès le IIème siècle av. J.-C., les Gaulois étaient réputés pour l’excellence de leurs salaisons de porcs, ces charcuteries étant parfois fumées.
Le salage des harengs représenta une grande avancée : le procédé permettait de préserver pendant de longs mois la qualité sanitaire de cette nourriture essentielle des jours maigres où l’Église interdisait la consommation de viande. À l’instar du sel, le sucre permet aussi de « capturer » l’eau contenue dans les aliments, privant ainsi bactéries et levures de cet élément vital. C’est d’abord en Italie, puis en France, qu’apparurent à la Renaissance, pâtes de fruits et fruits confits, « douceurs » qui renforcèrent l’essor de la consommation de sucre par les élites sociales. Depuis la nuit des temps, l’Homme a en effet recherché avec avidité la saveur sucrée, fournie à l’origine par le miel sauvage, les fruits, la sève de certains érables ou palmiers. La présence de cette saveur, pour laquelle tout nouveau-né humain a une appétence innée, a constitué pendant longtemps un des principaux « critères de qualité » alimentaire. De qualité gustative mais aussi, de façon bien sûr non consciente, de qualité nutritionnelle, le glucose constituant le carburant indispensable du cerveau.
Certains procédés de transformation, utilisés parfois depuis des siècles voire des millénaires, ont permis de révéler la qualité gustative de certains aliments ou breuvages. C’est le cas de la torréfaction qui, appliquée aux grains de café ou aux fèves de cacao, permet la formation d’une partie de leurs arômes spécifiques.
Le froid a lui aussi été mobilisé pour conserver les qualités sanitaires, nutritionnelles et gustatives des aliments. Lors des périodes glaciaires, sous certaines latitudes, les Hommes préhistoriques ont pu manger la viande d’animaux emprisonnés par la glace depuis des siècles. Ils ont également constaté que l’exposition des gibiers et poissons au froid intense de l’air permettait de les conserver. Les habitants des pays chauds ont eux aussi compris très tôt l’intérêt de la réfrigération : des glacières, fosses creusées dans le sol et remplies de glace et de neige récupérées sur les sommets montagneux, étaient déjà utilisées par les Grecs puis par les Romains de l’Antiquité.
Depuis 10 000 ans au moins, l’Homme a su tirer profit de la fermentation, non seulement pour préserver la qualité sanitaire de certains aliments (les « bons » microbes neutralisant les micro-organismes pathogènes), mais aussi pour en améliorer la qualité nutritionnelle. Processus naturel résultant de l’activité de bactéries, levures et champignons microscopiques, la fermentation a été appliquée à une très grande diversité de matières premières, végétales ou animales, et par la quasi-totalité des peuples : phoque chez les Inuits du Canada, chou des Alsaciens et des Coréens, panse de caribou chez les Amérindiens ou de brebis chez les Ecossais, soja des Asiatiques, hareng des Scandinaves, lait chez les peuples nomades d’Asie centrale, etc. Les procédés de fermentation ont abouti à une variété tout aussi considérable de produits finis : pain, fromage, yaourts et autres laits fermentés, charcuterie, poissons fermentés, légumes lacto-fermentés, condiments et sauces (comme le garum des Romains et le nuoc-mam vietnamien préparés à partir de viscères de poisson). Sans oublier l’hydromel (la première boisson alcoolisée de l’humanité), la bière, le vin, le chocolat ou encore certains thés. La fermentation a aussi été à l’origine de nouveaux goûts, couleurs et textures. Toutefois, la perception de la qualité gustative des différents aliments fermentés peut être totalement différente d’une culture à l’autre : tel produit peut être considéré comme délicieux par un peuple et répugnant par un autre, et inversement (voir par exemple les fromages à l’odeur affirmée dont raffolent beaucoup de Français). La fermentation améliore en outre les qualités nutritionnelles des aliments (les micro-organismes produisent in situ certaines vitamines et acides aminés essentiels) et elle accroît parfois leur digestibilité (cas du lait lorsqu’il est transformé en yaourt).
1.3. La viande : un aliment aux qualités nutritives particulièrement recherchées
Certains aliments présentent des qualités particulières qui ont conduit nos ancêtres à les rechercher plus activement. Parmi eux figuraient les aliments à la saveur sucrée ainsi que la viande. Tous les représentants du genre Homo étant, nous l’avons rappelé, des omnivores, ils ont toujours consommé des protéines animales (même si dans les premiers temps leur ration était très majoritairement végétale). Progressivement, l’Homme préhistorique ne s’est plus contenté des petites proies qu’il pouvait capturer ou collecter aisément - insectes, vers, larves, petits reptiles, escargots, coquillages, etc. - ni même des animaux plus gros qu’il trouvait déjà morts et qui n’avaient pas encore été entièrement dévorés par les charognards. Les spécialistes pensent que c’est l’appétence croissante des Hommes pour la viande qui les a conduits à élaborer des armes et des stratégies efficaces pour chasser, collectivement, des grands animaux (Patou-Mathis, 2009). Cet attrait pour la viande a pu être motivé par la qualité sensorielle de cet aliment ainsi que par ses qualités nutritionnelles particulières. La viande présente en effet un fort pouvoir satiétogène - en raison de sa teneur élevée en protéines, elle rassasie de manière plus rapide, plus intense et plus durable que les végétaux -, sa densité énergétique est relativement élevée (nombre de calories par unité de poids) et elle est riche en certains nutriments d’intérêt (protéines de haute valeur biologique, fer aisément assimilable par l’organisme, vitamines du groupe B, zinc, sélénium…).
Dès les années 1960, avait été formulée l’idée selon laquelle ce serait la consommation croissante de viande qui aurait, plus que tout autre facteur, contribué à l’évolution biologique des représentants de la lignée humaine. Par ses apports en énergie et en nutriments spécifiques, la viande aurait notamment favorisé le développement du cerveau humain. En réalité, rien ne permet d’affirmer que le fait de manger de la viande en quantités croissantes a été le facteur décisif de l’augmentation du volume du cerveau. En effet, consommer plus de viande pourrait être non pas la cause mais la conséquence d’un gros cerveau (ce dernier résultant d’autres facteurs). Dotés de capacités cognitives et relationnelles grandissantes, les Hommes du Paléolithique auraient progressivement conçu des armes plus efficaces, ils auraient imaginé des stratégies de capture du gibier plus performantes, ils auraient mieux coopéré et communiqué entre eux, etc. Ces aptitudes auraient accru la réussite de la chasse, ce qui aurait procuré davantage de viande. Davantage que la viande elle-même, ce serait donc sa quête et, surtout, son acquisition collective, via la chasse en groupe qui, en sélectionnant certaines capacités particulières, aurait favorisé l’hominisation, c’est-à-dire l’évolution biologique, sociale et culturelle de l’Homme (Patou-Mathis, 2009).
2. Les autres critères d’appréciation de la qualité alimentaire
2.1 La qualité gustative : un critère culturel qui a une histoire
Si, depuis les origines, l’Homme a utilisé son goût (ainsi que sa vue, son odorat et son toucher) comme indicateur de la qualité sanitaire de ses aliments, ce sens lui permettait également de tirer de ses nourritures un certain plaisir ou, parfois, du déplaisir. Nous avons évoqué plus haut l’attirance innée du nourrisson humain, dès sa naissance (et même in utero), pour la saveur sucrée et son aversion tout aussi spontanée pour l’amer (Chiva, 1985). Cette préférence comme ce dégoût pourraient être tous deux le fruit d’une longue évolution qui aurait « sélectionné » les individus génétiquement porteurs de cette double caractéristique qui s’est révélée être d’une grande utilité pour la survie de l’espèce humaine : l’appétence pour le goût sucré aurait conduit nos ancêtres à rechercher les aliments riches en glucose, une source d’énergie rapidement utilisable par l’organisme ; et nous avons déjà mentionné que l’aversion pour l’amer, saveur souvent associée à la présence de molécules toxiques, aurait protégé du risque d’empoisonnement naturel.
Mais pour le reste, les préférences et les répulsions (ou simplement les non attirances) alimentaires ont d’abord une origine culturelle. Elles présentent aussi de grandes variations selon les personnes, et sont susceptibles de se modifier avec l’âge. Au sein d’une même culture ou d’un même pays, elles peuvent aussi connaître, comme nous le verrons, des évolutions au cours du temps. La perception de la qualité gustative d’un aliment n’est donc ni universelle ni figée. Les escargots et les fromages forts qu’apprécient aujourd’hui beaucoup de Français soulèvent le cœur de la plupart de nos voisins d’outre-Manche. À l’inverse, l’idée même de manger des insectes ou des larves révulse nos concitoyens, alors que ces nourritures sont perçues comme de délicieuses friandises par des centaines de millions d’habitants sur la planète. Bien entendu, au-delà du goût lui-même, c’est ici la représentation mentale des insectes - le fait qu’ils ne soient pas, dans notre culture, considérés comme faisant partie de « l’ordre du mangeable » - qui détermine leur non acceptabilité (Corbeau et Poulain, 2002).
Des géographes (Moriniaux, 2004 ; Fumey et Etcheverria, 2009) ont cartographié, pour chaque continent, les couples de saveurs les plus appréciés. Le sucré/acide est ainsi la combinaison la plus populaire en Amérique du Nord, ainsi qu’en Australie et en Nouvelle-Zélande. En Afrique, le sucré/salé domine. Mais ailleurs, le sucré cède la place aux autres saveurs. L’Amérique centrale et l’Amérique du Sud ont une préférence pour l’association salé/amer, l’Europe occidentale privilégie quant à elle la combinaison salé/acide et les Européens du Nord et de l’Est sont pour leur part des adeptes de l’acide/amer, au même titre que les Asiatiques. Ces grandes tendances ne doivent cependant pas masquer le fait qu’au sein d’un même continent les goûts ne sont pas homogènes. Ainsi, certains peuples européens apprécient plus le sucre que d’autres. Par exemple, la consommation de confiseries (hors chocolat) obéit à un gradient Nord-Sud décroissant. Les Français sont moins attirés par ce type de douceurs que les Anglais, les Allemands, les Néerlandais ou les Scandinaves. En revanche, nos concitoyens sont davantage amateurs de confiseries que les Espagnols, les Italiens, les Portugais ou les Grecs. Dans ces pays méditerranéens, la saveur sucrée provient principalement des pâtisseries et non des bonbons.
Si elle est avant tout culturelle, l’appréciation de la qualité gustative des aliments a également une histoire. L’examen des traités culinaires nous renseigne sur l’évolution, au cours du temps, de cette perception (Flandrin, 1993). Avec toutefois une limite : les goûts dont il est question sont ceux des élites sociales ! Certains de nos concitoyens expriment parfois la nostalgie du goût des aliments d’autrefois, qu’ils jugent bien meilleurs car plus « authentiques » et, surtout, plus « naturels ». En réalité il n’est pas du tout sûr qu’ils apprécieraient, par exemple, le « vrai goût » des vins antiques, à supposer que nous soyons capables de restituer fidèlement celui-ci. Les spécialistes affirment que ces vins étaient oxydés beaucoup plus rapidement que nos actuels nectars : pour cette raison, ils devaient se rapprocher du xérès et du rancio d’Andalousie ou, peut-être, du vin jaune du Jura qui sont des vins au goût particulier. En outre, pour accroître l’étanchéité de leurs jarres et amphores, les vignerons d’hier avaient recours à la résine très odorante du pistachier. Enfin, pour conserver des breuvages qui pouvaient tourner rapidement au vinaigre, on leur ajoutait diverses substances telles que des herbes aromatiques (romarin, fenugrec), des épices variées, du miel, du sel et même du plâtre et de l’eau de mer (Tchernia et Brun, 1999). De la même façon, il est peu probable que nous parvenions à nous régaler des cigognes ou des cygnes rôtis, assaisonnés avec des épices « à grand foison », qui ornaient les tables des banquets médiévaux. Alors qu’elle pouvait sembler indéracinable, la passion des élites pour les épices à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance va pourtant connaître un coup d’arrêt à partir du milieu du XVIIème siècle (Flandrin, 1996). C’est à cette époque, et par la volonté du Roi Soleil, qu’émerge en effet la grande cuisine française aristocratique. Celle-ci se caractérise, entre autres aspects, par le souhait de « mieux préserver le goût naturel des aliments ». Ce parti-pris signe la mort des épices : ces denrées sont accusées d’écraser complètement la saveur originelle des aliments. Les herbes aromatiques indigènes (menthe, thym, laurier…), aux parfums bien plus discrets et subtils, vont les remplacer. A la même époque, les cuisiniers décident de raccourcir la durée de cuisson des mets : celle-ci était très élevée, ce qui dénaturait le goût et la texture des aliments.
2.2. Une prise en compte très précoce de la qualité diététique des aliments
Depuis les temps préhistoriques, l’Homme a eu l’intuition que la façon dont il mangeait pouvait avoir un effet, bénéfique ou néfaste, sur son corps (Birlouez, 2013). La démarche visant à préserver ou à restaurer la santé via l’alimentation était déjà pratiquée en Inde il y a plus de trois mille ans. En Grèce, il y a 2400 ans, le médecin Hippocrate de Cos créa la « diététique », dont le premier objectif était de prévenir la maladie via un régime alimentaire et une hygiène de vie adaptés (exercices physiques, bains, massages…). Hippocrate préconisait à ses patients de privilégier tel ou tel aliment, en raison des bienfaits spécifiques qu’il était censé leur apporter. Cette « diète hippocratique » reposait notamment sur la théorie des « humeurs », selon laquelle chaque aliment possédait deux qualités particulières. Le père de la médecine occidentale distinguait ainsi quatre catégories d’aliments : les chauds et humides, les chauds et secs, les froids et humides et les froids et secs. Contre les fièvres, les nourritures froides et humides (les salades par exemple) faisaient merveille ; en revanche, il convenait d’éviter tout aliment chaud et sec comme les épices. Les principes diététiques énoncés par Hippocrate et ses disciples seront approfondis par les médecins de l’Empire romain (Celse, Galien) puis par les praticiens du monde arabo-musulman (Rhazès, Avicenne) et par les docteurs du Moyen Âge occidental (ces derniers élaboreront de nombreux traités diététiques nommés « régimes de santé »).
Si l’Homme médiéval se devait de « manger selon sa qualité », c’est-à-dire selon son statut social, ce n’était pas seulement pour affirmer son rang de seigneur et faire étalage de sa richesse. C’était aussi pour des raisons diététiques. On considérait à l’époque que les paysans étaient dotés d’un estomac « grossier » qui ne pouvait digérer que des aliments eux-mêmes « grossiers ». A contrario, les nobles avaient un estomac « délicat » qui ne pouvait supporter que des aliments de même nature, à savoir la viande de jeunes animaux (veaux, agneaux, chevreaux), la chair des volailles de basse-cour et celle des grands volatiles. La viande de bœuf, considérée comme trop frustre était, elle, abandonnée aux rustres paysans.
Au Moyen Âge, la cuisine et la médecine étaient très imbriquées. Au travers des mets qu’il confectionnait, le maître-queux (cuisinier) médiéval cherchait avant tout à maintenir ses maîtres en bonne santé, bien plus qu’à les régaler. De leur côté, les médecins rédigeaient des traités dans lesquels ils inséraient des recettes de cuisine non seulement pour les malades mais aussi pour préserver la santé des bien-portants. Cette démarche de prévention conduisait à privilégier certains aliments ou une façon particulière de les consommer. Les épices, considérées comme chaudes et sèches, avaient la réputation de faciliter la digestion. Cette dernière était assimilée à une cuisson dans l’estomac et son bon déroulement était perçu comme le premier garant d’une bonne santé. Les fruits crus, froids et humides, étaient servis au début du repas : demeurant ainsi plus longtemps dans l’estomac, ils laissaient à ce dernier le temps de bien les « cuire ». Seuls les poires, les coings et les nèfles ainsi que les fruits cuits étaient mangés à la fin car ils avaient la réputation de « fermer l’estomac ». Une vertu que les médecins de l’époque attribuaient également aux fromages, particulièrement à ceux qui étaient vieux, bien affinés et forts : mangés en clôture du repas, ils permettaient de sceller l’estomac et d’éviter que les aliments ingérés avant eux ne remontent dans l’œsophage (c’est l’origine de l’expression, qui nous semble étrange de nos jours, « entre la poire et le fromage »)
2.3. La qualité, facteur de distinction sociale
Si certains aliments étaient recherchés avec une particulière avidité, ce n’était pas toujours uniquement pour leurs qualités sanitaires, nutritives, médicinales ou gustatives particulières. Certaines nourritures ou boissons permettaient de se distinguer de la masse des mangeurs en affirmant son statut social élevé et en faisant étalage de sa richesse et de sa puissance. Ce fut le cas avec la viande. À partir du moment où l’Homme ne s’est plus contenté de chasser les animaux mais s’est mis à les élever, la viande est devenue un produit dont la consommation régulière et abondante s’est trouvée réservée à une élite. Sa production nécessitait en effet davantage de temps, de travail et d’argent que celle des céréales et des légumes secs, aliments qui, de tous temps, ont constitué la base de l’alimentation populaire aux côtés des légumes. Nous avons indiqué qu’à l’époque médiévale, les seigneurs privilégiaient les grands volatiles : cygnes, hérons, grues, cigognes, paons, faisans, etc. Ce n’était pas parce qu’ils raffolaient de leur chair, réputée peu goûteuse, mais parce que ces grands oiseaux correspondaient, pour des raisons que nous développons plus loin, à leur statut social de dominants.
Autre exemple, lui aussi déjà mentionné : à partir du XIVème siècle, les nobles d’Europe occidentale ont été saisis d’une véritable « folie des épices » (Flandrin, 1996). Une des explications de cet engouement – outre les vertus diététiques qui leur étaient attribuées - résidait dans leur statut d’aliments « de distinction ». Issues de pays très lointains et acheminées en toutes petites quantités via des routes terrestres et maritimes périlleuses, les épices d’Orient étaient incroyablement coûteuses : un kilo de poivre valait le prix d’un kilo d’or ! Marqueurs sociaux et signes extérieurs de richesse, les épices étaient en quelque sorte le caviar de l’époque : elles symbolisaient le luxe et le raffinement les plus extrêmes.
S’agissant des nourritures ou des breuvages consommés par tous, les classes sociales se distinguaient par des qualités différentes c’est-à-dire par une fraîcheur, un goût, une couleur, un aspect, une tendreté ou, dans le cas du vin, un degré d’alcool différents. Au Moyen Âge, seuls les nobles mangeaient du pain vraiment blanc et à la mie aérée (Laurioux, 2002). Ce pain avait été exclusivement confectionné à partir de froment (blé tendre) et sa farine - la « fleur de froment » - avait été finement blutée, c’est-à-dire qu’elle avait subi un raffinage poussé ayant entraîné la perte (le gaspillage) de la moitié du poids initial du grain ! Ce produit de grand luxe se caractérisait par sa mie très blanche, ce qui n’était pas le cas des autres pains pourtant confectionnés avec du seul froment. Le peuple devait se contenter quant à lui de pain « noir » ou « gris », plus compact et le plus souvent mangé rassis, fait d’un mélange de blé et de céréales secondaires.
Au XVème siècle, on distinguait les fromages « de fine qualité » de ceux « de pauvres gens, ordinaire pitance » (Thouvenot, 1983). Au XIXème siècle, les Parisiens nantis n’hésitaient pas à payer 40 centimes le litre de lait de première qualité que fournissaient les éleveurs « nourrisseurs » dont la ferme se trouvait dans la capitale intra-muros (en 1949, il subsistait encore 160 nourrisseurs dans Paris et la banlieue proche, Phliponneau, 1949).
En revanche, les ouvriers et employés ne pouvaient s’offrir que le lait à 20 centimes le litre, un lait écrémé et mouillé, voire frelaté. Quant au beurre, seuls les riches pouvaient le déguster : pour s’offrir 1 kg de « vrai » beurre, il aurait fallu, au milieu du XIXème siècle, débourser la paye de deux journées de travail d’un manœuvre. Luxe inaccessible à l’ouvrier et au petit employé qui devait se contenter de lard, de suif, de saindoux ou d’huile de mauvaise qualité. A la même époque, la viande de boucherie demeurait un aliment d’exception pour la masse des prolétaires qui ne pouvaient fréquenter le « boucher de première » des beaux quartiers. Il en était de même à la campagne, un auteur du temps n’hésitant pas à affirmer en 1882 que le porc et le lard suffisaient aux gens de la campagne car ceux-ci avaient « le grand air qui est tout à la fois le meilleur apéritif et le meilleur digestif. » Et si, à l’instar des bourgeois, les pauvres des villes mangeaient des fruits, leurs faibles moyens les contraignaient à ne pouvoir acheter que des fruits de piètre qualité, souvent à moitié mûrs et qu’ils consommaient cuits (Thouvenot, 1983).
2.4. Principe d’incorporation et qualité symbolique des aliments
L’Homme a probablement acquis très tôt la conviction intime que les nourritures qu’il ingérait pouvaient avoir un effet, positif ou négatif, non seulement sur son corps mais aussi sur son esprit (Fischler, 1990). Les aliments et les boissons sont en effet les seuls éléments que nous incorporons, au sens littéral de ce terme. In-corporer, c’est introduire à l’intérieur de son propre corps un objet extérieur à soi. Cette particularité de l’aliment est à l’origine d’une croyance, observée au XIXème siècle par les premiers ethnologues. Cette croyance, à laquelle a été donné le nom de « principe d’incorporation », peut être décrite de la façon suivante : lorsqu’il fait pénétrer au plus intime de lui-même un aliment, l’Homme « primitif » pense incorporer du même coup les qualités ou les défauts, physiques ou moraux, qu’il attribue au végétal ou à l’animal ingéré. Par exemple la force du bœuf, la couardise du lièvre, la ruse du renard, la rapidité de la gazelle, la laideur du cochon, etc. Cette croyance a été résumée par la formule : nous sommes ce que nous mangeons (Nemeroff et Rozin, 1989). Elle témoigne de la qualité « symbolique » que peut revêtir la nourriture.
Nous avons évoqué plus haut la consommation des grands volatiles au Moyen Âge et à la Renaissance (Laurioux, 2002). Comme nous l’avons souligné, ce n’était pas la qualité gustative de ces paons, faisans, cygnes, hérons, cigognes ou grues qui était recherchée. C’était en premier lieu leur qualité symbolique, ainsi que la distinction sociale qui en découlait. Ces volatiles sauvages faisaient l’objet d’une chasse, activité perçue comme noble par les aristocrates qui assimilaient sa pratique à la guerre et en avaient fait un privilège de classe. Par ailleurs, ces oiseaux majestueux se déplacent dans l’air. Or, depuis l’Antiquité, cet élément de la nature est beaucoup plus valorisé que l’eau et la terre. De surcroît, pour les Chrétiens, l’air (le ciel) est le lieu où résident Dieu, les anges et les saints. Autre atout symbolique : du fait de leur position élevée, cygnes et paons, cigognes et hérons dominent toutes les autres créatures, terrestres et marines. Par le jeu des correspondances symboliques, ces somptueux volatiles conviennent donc parfaitement aux dominants, aux personnes de rang élevé. Leur fonction de distinction sociale est encore renforcée par le fait que les paysans sont, eux, contraints de manger des légumes et des « racines », nourritures poussant dans la terre, élément considéré comme le plus « vil » de tous et associé aux enfers. Quant aux épices qui assaisonnaient systématiquement ces nourritures carnées, elles étaient elles aussi appréciées pour leur qualité symbolique et leur capacité à stimuler l’imaginaire des mangeurs médiévaux. Originaires de régions chaudes et arides, elles étaient associées à l’élément feu, le plus valorisé de tous. Elles provenaient de l’Orient « lointain et mystérieux », siège du Paradis terrestre : lorsqu’on les consommait, on incorporait un avant-goût de ce même Paradis, ainsi qu’un parfum d’exotisme et d’aventure, etc.
La croyance dans le « principe d’incorporation » et sa conséquence pratique - la recherche ou, a contrario, l’évitement de tel ou tel aliment en raison de ses qualités ou défauts symboliques - ne sont pas l’apanage de nos ancêtres préhistoriques, de peuples « primitifs » ou encore d’individus arriérés, peu instruits et irrationnels. La recherche a montré que cette « pensée magique » est présente en chacun de nous, et cohabite avec notre pensée rationnelle (Rozin, 1994). Consciemment ou inconsciemment, qu’il soit membre d’une tribu de chasseurs-cueilleurs d’Amazonie ou trader à la City de Londres, chaque être humain porte en lui cette conviction intime qu’il est ce qu’il mange. La publicité alimentaire, en faisant la promotion des boissons « sources d’énergie », des oranges « gorgées de soleil », des huiles « légères », des yaourts « doux et onctueux », des légumes « purificateurs », des produits du terroir « authentiques » ou encore des « super-fruits » use et abuse de ce ressort archaïque et universel de notre comportement alimentaire, de cette autre façon de percevoir la qualité d’un aliment ou d’une boisson.
3. Confiance du mangeur et altérations frauduleuses de la qualité
Autrefois, l’appréciation par le mangeur de la qualité sanitaire de l’aliment qu’il achetait ou du mets qui lui était servi se faisait d’abord en mobilisant ses sens : son aspect, son odeur, puis la saveur d’un petit morceau servaient d’indicateurs. Intervenait également la confiance que pouvait apporter le fait de connaître personnellement le paysan, le commerçant ou l’aubergiste. Un autre facteur de confiance résidait dans la connaissance, par le mangeur lui-même, des pratiques agricoles mises en œuvre pour produire l’aliment, et des techniques utilisées pour le conserver (ce qui n’est plus le cas aujourd’hui chez nombre de citadins). La réassurance venait aussi de l’application de certaines pratiques et règles « de précaution ». Jusqu’au XIXème siècle, les citadins exigeaient de voir les animaux arriver vivants jusqu’à l’endroit, situé au cœur des villes, où ils seraient abattus. Cela permettait aux futurs mangeurs de viande de constater que les bêtes avaient l’air en forme, ne paraissaient pas malades. Les différents règlements, dispositifs de surveillance, contrôles et sanctions mis en œuvre par les pouvoirs publics pouvaient contribuer – jusqu’à un certain point – à rassurer un mangeur inquiet par nature. La nécessité de « restaurer la confiance du consommateur » ne date donc pas d’hier !
Depuis que les Hommes se sont mis à échanger puis à vendre des aliments et des boissons, l’idée d’engranger des gains supplémentaires en « trompant sur la marchandise » a germé dans l’esprit de certains individus. Tricheurs, frelateurs, falsificateurs, contrefacteurs et « arnaqueurs » en tout genre existent depuis des lustres. Bien avant l’affaire des lasagnes contenant de la viande de cheval, les cas de viandes avariées « rafraîchies » pour être reproposées au client, les manipulations des dates de péremption ou les étiquettes mensongères, il s’est toujours trouvé des producteurs, des artisans de bouche, des vendeurs et des restaurateurs aussi corrompus que pouvaient l’être leurs marchandises. Et souvent dotés d’une imagination fertile pour réussir à vendre à prix d’or des denrées qui étaient loin de valoir le montant exigé. Dès l’Antiquité et le Moyen Âge, nombre de tricheries portaient déjà sur la composition des produits ou sur leur origine : le lait était coupé d’eau puis épaissi avec du plâtre ou de la farine, et les fabricants de pâtés employaient d’autres ingrédients que ceux qu’ils prétendaient utiliser. S’agissant de la provenance, les lapins prétendument de garenne avaient en réalité été sortis de clapiers urbains. La « graine de paradis » (ou maniguette) - une épice à la saveur poivrée et au prix exorbitant – était censée provenir du jardin d’Eden, en Orient, alors qu’elle était récoltée dans les pays du Golfe de Guinée, un endroit nettement moins prestigieux. Au précieux poivre, issu du sud de l’Inde, on ajoutait des baies de genévrier collectées à la sortie du village, et le safran en poudre comportait une certaine quantité de briques pilées ou, s’il était vendu sous forme de stigmates, des pétales de soucis découpés en fins filaments. Les tromperies portaient aussi sur le poids des marchandises : certains meuniers alourdissaient la farine en lui ajoutant du plâtre ou du sable blanc. Des pratiques qui n’ont pas totalement disparu, comme celle de la « remballe », permettaient d’écouler des denrées avariées ou de piètre qualité en leur redonnant une seconde jeunesse.
Il n’était pas rare que la quête du profit et la cupidité fassent courir de grands risques sanitaires aux clients, en premier lieu aux plus démunis d’entre eux. Lors des disettes et des périodes où les prix flambaient, ces derniers - bien contents de trouver des aliments encore accessibles financièrement - se montraient moins regardants que d’habitude sur la qualité sanitaire des produits proposés. La répétition de ces situations obligea les autorités locales à réagir. Dès le XIIIème siècle, sous le règne de Louis IX (le futur saint Louis), elles cherchèrent à démasquer et à punir les marchands de beurres et de vins frelatés, de viande ou de poissons avariés. A cette époque, il était en effet courant, pour donner au beurre une couleur éclatante, d’y introduire des fleurs de pissenlit ou de souci. De même, pour ne pas avoir à jeter le beurre avarié, il suffisait de mélanger celui-ci au beurre frais. La viande, elle non plus, n’était pas toujours de la qualité annoncée. Cet aliment pouvant très rapidement s’altérer, particulièrement en été, il était fortement conseillé de la consommer le jour même de l’abattage. En 1399, de nombreuses plaintes ont été déposées auprès du prévôt de Paris par des particuliers dénonçant certaines « fraudes et déceptions » commises par les bouchers. Ces derniers « maintiennent toute la journée grande foison de chandelles allumées [...]. Par quoi, souventes fois, les chairs qui étaient moins loyales et marchandes, jaunes, corrompues et flétries, semblent aux acheteurs très blanches et très fraîches ». Deux siècles plus tard, en 1551, le parlement de Paris édicta un arrêt visant à assurer « le bien de la chose publique et la conservation de la santé des citoyens ». Le texte de loi interdisait la pratique consistant à vendre la viande de vieilles vaches ou de vieilles brebis laitières au même prix que celle de bœuf et de mouton, animaux élevés pour leur viande. Le lien établi avec la santé venait du fait que ces bêtes âgées étaient perçues comme susceptibles d’être « lépreuses ou morbides » et de transmettre leurs maladies aux humains.
La commercialisation du poisson faisait elle aussi l’objet de règlements précis. Pour qu’il parvienne « bon et convenable » sur les étals parisiens, la durée de son transport depuis les ports de Boulogne-sur-Mer, Dieppe et Granville ne devait pas excéder 30 heures. Mais sur des chemins défoncés, fréquentés par les brigands et parsemés de nombreux péages, ce délai était souvent dépassé. Obligation était faite de jeter à la rivière les poissons dont la fraîcheur laissait à désirer ainsi que les invendus (on les coupait en tronçons pour que personne ne les repêche en vue de les revendre).
Dernier exemple de tromperie : le frelatage du vin. Comme pour le lait, il était tenté de couper le contenu du tonneau avec de l’eau (l’interdiction du coupage sera promulguée par Jean le bon en 1351). De mentir sur son origine ou de lui donner une couleur foncée en lui ajoutant des baies de sureau ou des myrtilles, quand ce n’était pas du sang ou des boyaux d’animaux de boucherie ! Certaines pratiques présentaient de réels dangers pour la santé. Ainsi, des vignerons ou des marchands de vin réduisaient la saveur acide de leur piquette et lui redonnaient de la couleur en lui ajoutant de la litharge, un oxyde de plomb. Ce dernier se transformait en acétate de plomb, un poison mortel. Si l’escroc empoisonneur était démasqué, son vin était répandu devant son domicile au vu et au su de tous les villageois ou habitants du quartier. Le risque sanitaire était d’autant plus élevé qu’au Moyen Âge, tous les individus, enfants compris, buvaient du vin : le breuvage alcoolisé était en effet plus hygiénique que l’eau qui, dans les villes, était très souvent polluée par les déjections et les déchets (Lebigre, 2013).
Au XVIIIème siècle, l’émergence de la chimie donnera naissance aux colorants métalliques : ces derniers se sont avérés bien utiles pour conférer un aspect plus engageant aux produits, en particulier aux bonbons et confiseries. La fraude était sophistiquée, ce qui la rendait plus difficilement détectable par les agents chargés du contrôle. Seules les avancées de la recherche scientifique permettront d’inventer des techniques d’analyse chimique capables d’identifier la présence de molécules dangereuses (Schlienger et Monnier, 2013).
4. Qualité des aliments et révolution industrielle
À partir de la fin du XVIIIème siècle, l’Europe occidentale entre dans une ère de progrès scientifiques (émergence de la chimie avec Lavoisier, de la microbiologie avec Pasteur…), d’innovations techniques (machine à vapeur, chemin de fer…), d’avancées agronomiques et zootechniques, de procédés nouveaux de conservation et de transformation des aliments. Tous ces progrès concourent à améliorer la qualité sanitaire des produits même si, dans un premier temps, les citoyens les plus modestes ne bénéficient pas ou peu de ces améliorations. C’est même parfois le contraire ! En effet, les nouvelles possibilités offertes par la chimie alimentaire sont également mises à profit par les falsificateurs qui peuvent compter sur une masse d’ouvriers pauvres pour écouler leurs produits frelatés.
En matière d’innovations, une première - et considérable - révolution est celle de la conserve. En 1795, Nicolas Appert, un confiseur champenois installé à Paris, fait la démonstration que des aliments placés dans des bocaux de verre fermés hermétiquement puis immergés quelques dizaines de minutes dans l’eau bouillante peuvent conserver leurs qualités originelles pendant des années. Et être consommés sans aucun risque pour la santé. Appert ignorait qu’en procédant ainsi, il détruisait les microbes pathogènes : ceux-ci ne seront mis en évidence que soixante années plus tard par Louis Pasteur. L’innovation technologique que représente l’appertisation sera suivie plus d’un demi-siècle après par un autre type de traitement par la chaleur : la pasteurisation. En cette fin de XIXème siècle, la conservation par le froid connaît elle aussi un fort développement. La qualité des aliments se trouve de mieux en mieux préservée, et pendant plus longtemps.
Parallèlement, sous la pression de médecins éclairés et de défenseurs des classes pauvres, les élites politiques prennent conscience de la nécessité de renforcer le contrôle de la qualité marchande et hygiénique des aliments (Thouvenot, 1983). En effet, le XIXème siècle, période de grands progrès techniques, est aussi celle où les tromperies et falsifications de la qualité des aliments atteignent leur paroxysme. À cette époque, un nouveau système de production alimentaire et d’approvisionnement des villes se met en place, mais il souffre d’une insuffisance de règlementations et, surtout, d’une quasi-absence de contrôles et de sanctions efficaces (Million, 1858). Une première loi est promulguée le 27 mars 1851 mais elle a très peu d’effets. Trente années plus tard, celle du 21 juillet 1881 instaure un contrôle sanitaire des animaux, mais là encore l’État ne se donne pas les moyens d’en contrôler efficacement la bonne application.
Face au renforcement du courant hygiéniste et à la nécessité de conférer aux produits français une bonne image sur les marchés étrangers, une nouvelle loi sur les fraudes alimentaires est promulguée le 1er août 1905. Elle organise le dépistage des fraudes, et vise non seulement à sanctionner mais également à prévenir les tromperies et falsifications. Le développement des sciences et techniques, notamment de la chimie, permet également de perfectionner les outils de détection des pratiques malhonnêtes. C’est aussi à cette époque que les consommateurs, suffisamment nourris en quantité, commencent à sortir de leur attitude passive et résignée et à exiger le droit à la qualité et, en premier lieu, à la sécurité sanitaire des aliments.
Au début du XXème siècle, de nouveaux produits font leur apparition. Au concept de qualité alimentaire, ils apportent une nouvelle dimension : la qualité de service ou d’usage ou, en termes plus concrets, la praticité. Outre leur durée de conservation élevée (une amélioration initiée un siècle auparavant avec les conserves de Nicolas Appert) et leur facilité de stockage, la principale promesse de ces innovations est de faire gagner à la ménagère le maximum de temps sur la préparation de ses repas. Emblématique de ces nouveautés, le bouillon Kub est inventé en 1908 par le Suisse Julius Maggi. Quelques années après, la Confiserie Franco-Russe propose à ses clients des entremets rapides à préparer. Soupes en sachet et café moulu sont d’autres exemples précurseurs de ces « produits-services ». Au nombre des aliments « prêts à manger », les yaourts industriels occupent une place de tout premier plan. Leurs atouts santé ont été mis en évidence par un bactériologiste ukrainien, le Professeur Metchnikoff. Sur la base de ces travaux scientifiques, Isaac Carasso, un médecin barcelonais décide, en 1919, de développer des process industriels de fabrication des yaourts. L’entreprise qu’il crée porte le nom de Danone (Danon était, en catalan, le diminutif de Daniel, le prénom de son fils). En 1921, un industriel du Jura, Léon Bel, utilise lui aussi le lait comme matière première pour créer les célèbres portions de Vache qui Rit.
Après la 2ème guerre mondiale, l’industrie alimentaire reprend son expansion. Elle s’empare de technologies de pointe : traitement thermique UHT, microfiltration (lait), chauffage ohmique, ionisation, séchage sous vide, hautes pressions, lyophilisation, etc. La hausse continue de la population, la poursuite de l’urbanisation, la mondialisation croissante des échanges de denrées ainsi que les exigences croissantes des consommateurs incitent les industriels à renforcer toujours davantage la sécurité sanitaire de leurs produits. L’industrie alimentaire recourt également à la physico-chimie pour tenter d’améliorer les qualités sensorielles des aliments ou pour en masquer les défauts. Pour cela, elle utilise des additifs chimiques (édulcorants, exhausteurs de goût, gélifiants et agents texturants divers) et de nouveaux procédés de fabrication comme la cuisson-extrusion qui confère un caractère craquant et croustillant aux céréales de petit-déjeuner. Les transformations industrielles permettent aussi de créer de nouveaux produits répondant aux attentes des consommateurs en matière de qualité nutritionnelle (produits « allégés » ou « fonctionnels ») et à leurs nouveaux comportements de consommation (produits de snacking…).
5. La qualité pour les consommateurs d’aujourd’hui
La qualité est « l’ensemble des propriétés et caractéristiques d’un produit ou d’un service qui lui confère l'aptitude à satisfaire des besoins exprimés ou implicites de tous les utilisateurs » (définition ISO). Force est de constater que, dans le champ de l’alimentation, ces besoins ont beaucoup évolué. Dans la période récente, les attentes des Français vis-à-vis de la qualité de leurs aliments se sont multipliées et diversifiées : plus que jamais, la qualité est devenue pluridimensionnelle. Cette évolution est liée au fait qu’en l’espace de deux générations, la société française a totalement changé. Les mutations qui, à partir de la fin de la seconde guerre mondiale, ont affecté ses modes de vie et ses rythmes de vie n’ont cessé de s’amplifier (urbanisation, essor du travail féminin salarié, tertiarisation de l’économie et mutations du travail, vieillissement de la population, évolutions du pouvoir d’achat…). Dans le même temps, les mentalités et sensibilités de nos concitoyens ont évolué (pensons, par exemple, au regard porté aujourd’hui sur la nature et sur les animaux). Parallèlement, le « système alimentaire » a connu lui aussi de profondes et rapides mutations : modernisation de l’agriculture, industrialisation de la fabrication des aliments, émergence de la grande distribution, mondialisation des échanges, essor de la restauration hors domicile. Tous ces changements ont profondément impacté les pratiques alimentaires des Français et leur rapport à la nourriture.
Dans une première période s’étendant de l’après-guerre jusqu’au début des années 1980, la qualité des aliments se déclinait, pour nos concitoyens, selon quatre composantes principales : qualité (ou sécurité) sanitaire, qualité organoleptique, qualité de service (la praticité du produit était devenu essentielle dans une société fortement urbanisée, aux rythmes de ville trépidants) et qualité nutritionnelle. Les attentes étaient donc à la fois simples et peu nombreuses. Le prix constituait toujours un critère de choix important, mais au cours des Trente Glorieuses le pouvoir d’achat ne cessait de croître et la nourriture devenait de plus en plus accessible financièrement. Autre point important : cette vision de la qualité des aliments était partagée par la grande majorité des Français, lesquels formaient une « classe moyenne » alors en plein essor. D’autres critères de qualité étaient recherchés, mais seule une minorité de nos concitoyens y attachait une réelle importance. C’était le cas par exemple de l’origine géographique des produits, notion à l’origine du label officiel AOC (les premières appellations d’origine contrôlée concernaient les vins et remontent à 1936).
Depuis une trentaine d’années, de nouveaux critères de qualité, correspondant à de nouvelles attentes, se sont ajoutés, sans éliminer pour autant les critères de choix « historiques ». Les crises récentes (2017) des œufs au fipronil et des laits infantiles contaminés par des salmonelles ont encore renforcé l’exigence de sécurité alimentaire ; de même, la qualité de service demeure toujours aussi demandée dans la « société de l’accélération » décrite par le philosophe Hartmut Rosa. De plus, ces attentes se sont différenciées selon les individus : ainsi, certains achètent en priorité des produits frais, bio et locaux, qu’ils cuisinent eux-mêmes tandis que d’autres consomment principalement des aliments industriels « prêts à manger » et bon marché. Ces différences de comportements et d’attentes s’observent également entre les générations. Les mœurs et besoins alimentaires des « baby-boomers » ne sont pas ceux des membres de la génération X (35-55 ans) qui eux-mêmes diffèrent des envies des « millenials » (ou génération Y, 20-35 ans). Enfin un même individu, selon le contexte ou le moment de la journée ou de la semaine, peut exprimer des attentes très variables en matière de qualité alimentaire. Le mangeur d’aujourd’hui est devenu pluriel, d’où l’importance de parler des consommateurs et non plus du consommateur.
Considérés dans leur ensemble, les Français de 2018 sont plus instruits et plus informés que ne l’étaient leurs grands-parents, et ils se montrent bien plus exigeants sur les qualités qu’ils attendent de leurs aliments. Depuis quelques années, on observe une rupture notable : plus de la moitié de nos concitoyens - entre 55 % (Sofinscope/Opinionway, 2017) et 59 % (Obsoco, 2017) - affirment privilégier aujourd’hui la qualité sur le prix, et cela malgré les difficultés économiques que certains d’entre eux peuvent rencontrer.
Les acheteurs se montrent aussi plus critiques et plus méfiants vis-à-vis des informations et messages qui leur sont adressés, en particulier sur la qualité des produits alimentaires. Ils ne tolèrent plus le mensonge, les dissimulations et les fraudes, et ils acceptent de moins en moins le risque alimentaire, même très faible. Aux attentes de qualité sanitaire, de qualité organoleptique, de qualité d’usage et de qualité nutritionnelle, se sont ajoutées récemment de nouveaux besoins ou aspirations. Parmi ceux-ci figure l’exigence de transparence sur les produits, qui correspond au besoin profond de « savoir ce qu’on mange ». De plus en plus nombreux sont les consommateurs qui affirment vouloir connaître la « vraie » composition des produits, leur lieu de fabrication, l’origine géographique de leurs différents ingrédients, les modes de production agricole et de transformation industrielle pratiqués. Pour une fraction croissante des mangeurs, qualité rime avec absence de pesticides et d’additifs, présence d’ingrédients « naturels », production agricole et/ou fabrication artisanale et locale. Dans l’esprit d’une majorité d’individus, la notion de local est spontanément associée à qualité sanitaire, qualité environnementale et qualité gustative élevées. Certaines personnes expriment pour leur part une attente d’aliments « authentiques » et « traditionnels », recherchent les produits les moins « industriels » possibles et/ou issus du terroir. Pour d’autres encore, la qualité alimentaire est synonyme d’absence de produits animaux, de gluten, de lactose, etc. (ce qu’on appelle les produits ou régimes « sans »). Tous ces choix témoignent, pour partie, d’un besoin marqué de réassurance, d’un désir de reprendre le contrôle sur son alimentation dans un contexte de montée des peurs alimentaires et de défiance croissante à l’encontre de l’agriculture « industrielle », des grandes firmes alimentaires et des enseignes de la grande distribution (Observatoire Obsoco des éthiques alimentaires, 2017). Ces nouvelles attentes peuvent aussi exprimer le besoin d’affirmer son identité en tant que mangeur et, parfois, de faire de son style d’alimentation un élément de singularité et de distinction sociale. Enfin, ces besoins et aspirations des consommateurs traduisent l’émergence d’une nouvelle éthique de l’alimentation. En philosophie, cette notion d’éthique fait référence aux valeurs d’un individu ou d’un groupe, aux principes et règles de conduite qu’il se donne. Or, on observe aujourd’hui qu’un nombre grandissant de nos concitoyens – 21 % en 2017 selon l’Obsoco - ont adopté un style d’alimentation « particulier », c’est-à-dire qui diffère du régime alimentaire standard des Français : végétarien ou végétalien, sans gluten, crudivore, paléolithique, etc. Ces choix sont déterminés par les valeurs des mangeurs, par leurs aspirations à une alimentation qu’ils maîtrisent et qui est, pour eux, porteuse de sens.
Cette nouvelle éthique de l’alimentation peut, selon nous, être déclinée en cinq composantes : le corps, la nature, l’animal, la solidarité et la sincérité (ou transparence). La forte attention aujourd’hui portée au corps génère des attentes qui vont au-delà de la seule santé, notion perçue comme trop négative et trop restrictive. La qualité nutritionnelle de l’aliment doit non seulement favoriser la prévention d’éventuelles pathologies, elle doit également générer, ici et maintenant, un bien-être physique et mental, et contribuer à sculpter un corps « parfait » (mince, musclé). Cette quête du corps (et de l’esprit) sain accentue la méfiance vis-à-vis des aliments produits avec force pesticides, antibiotiques, additifs chimiques, etc. et elle explique en partie l’essor continu du bio. L’éthique de la nature se traduit par une demande de produits de qualité environnementale élevée, idéalement d’aliments « naturels », c’est-à-dire dont la production a causé le moins de dégradations possibles à l’environnement (pollutions, gaz à effet de serre, dommages aux paysages…) et a limité au strict minimum les prélèvements sur les ressources non renouvelables (sols, eau, énergies fossiles…). Cette quête de naturel est pour partie liée au fait que 80 % des Français vivent aujourd’hui au sein d’un espace urbain : ils ont « faim » d’une Nature dont ils n’ont plus l’expérience quotidienne et qu’ils ont, du coup, parfois tendance à idéaliser, voire à sacraliser.
L’éthique de l’animal se manifeste fortement aux travers des débats actuels sur les conditions d’élevage, de transport et d’abattage des animaux, sur la souffrance de ces derniers, sur la légitimité morale à tuer des êtres sensibles pour les manger. Cette sensibilité à l’animal ne date pas d’hier, et elle a de nombreuses explications. Elle se traduit par l’adoption de régimes végétariens ou végétaliens (qui concerne à peine 3 % de la population française) mais, surtout, par une moindre consommation de viande. Ce déclin a été initié dès le début des années 1980 pour la viande rouge, et il a bien d’autres causes que la montée de l’animalisme.
L’éthique de la solidarité correspond à la prise de conscience que nos choix alimentaires (manger de la viande, acheter des produits industriels dans les hypermarchés, privilégier les produits locaux et bio…) peuvent avoir des impacts, positifs ou négatifs, sur la vie quotidienne des paysans et, au-delà, des habitants de la planète (capacité de la terre à nourrir 10 milliards d’Hommes en 2050). Certains consommateurs sont devenus attentifs à la dimension « équitable » de leurs aliments : ils souhaitent une rémunération et des conditions de travail dignes pour les paysans des pays pauvres, mais aussi pour les « petits » producteurs agricoles et artisans de leur région.
La cinquième et dernière composante de l’éthique alimentaire est l’éthique de la sincérité. Nos concitoyens sont de plus en plus nombreux à réclamer de la transparence, sur un grand nombre d’aspects, de la part des producteurs, transformateurs et distributeurs de produits alimentaires. Plus que de la « transparence » au sens strict - il ne s’agit pas de tout dire et de tout montrer à tout instant et à tous - les citoyens-consommateurs attendent surtout que leurs attentes et exigences soient écoutées et prises en compte, et que les différents acteurs de la filière alimentaire leur tiennent des propos sincères et des discours de vérité.
Conclusion
Si la qualité alimentaire a, de tout temps, été une attente des mangeurs, son contenu s’est considérablement étoffé et diversifié au fil des millénaires, et le niveau d’exigence qui lui est attaché n’a fait que se renforcer. La qualité alimentaire revêt aujourd’hui de très nombreuses dimensions, différentes d’un groupe social à l’autre, d’une classe d’âge à l’autre, d’un individu à l’autre. Les démarches de label et les certifications ont permis d’apporter aux consommateurs des garanties « officielles » sur l’origine et les autres qualités des aliments concernés. La vente directe et les circuits courts ont également contribué à rassurer certains de nos concitoyens sur la qualité de ce qu’ils achetaient. Mais cela ne suffit pas. L’écoute fine et la réelle prise en compte des attentes diversifiées et variables des mangeurs, la participation active de ces derniers à la co-construction des différentes qualités souhaitées, la sincérité des discours des producteurs et distributeurs, ou encore la possibilité offerte aux consommateurs de « venir voir » par eux-mêmes sur les lieux de production seront de plus en plus nécessaires pour que les aliments de demain répondent aux nouvelles attentes des clients ce qui est, rappelons-le, la définition même de la notion de qualité.
Notes
- Cet article a fait l’objet d’une présentation aux 24èmes Journées Rencontres Recherches Ruminants (Birlouez, 2018).
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- Thouvenot C., 1983. La qualité alimentaire d’autrefois. Écon. Rurale, 154, 49-53.
Résumé
Cette communication rappelle que la qualité alimentaire est une notion qui a toujours fait partie des préoccupations des mangeurs, même lorsque ces derniers vivaient dans l’angoisse de manquer de nourriture. Elle montre que dans l’Antiquité déjà, la qualité ne se réduisait pas à la seule sécurité sanitaire de l’aliment mais comportait aussi d’autres dimensions : hédonique, diététique, pratique, sociale, symbolique… Les avancées scientifiques et la révolution industrielle du XIX° siècle ont permis d’améliorer fortement certaines composantes de la qualité des aliments. Depuis le début des années 1980 sont apparues chez les consommateurs français de nouvelles attentes qualitatives. Elles traduisent une montée des peurs alimentaires ainsi que l’émergence d’une nouvelle éthique de l’alimentation, laquelle s’articule autour de cinq notions clés : une éthique du corps, de la nature, de l’animal, de la solidarité et de la sincérité.
Pièces jointes
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